Tribune

Rodrigo Amado photographe


Connu comme l’un des saxophonistes européens les plus intéressantS de sa génération, Rodrigo Amado aurait pu se contenter de ce qualificatif. A presque 55 ans, le portugais co-fondateur de Clean Feed a côtoyé Joe McPhee, Carlos Zingaro, Paal Nilssen-Love ou Taylor Ho Bynum . Passé par une école d’art dans sa jeunesse, il s’est rendu compte que les formes libres de la musique ne suffiraient pas à assouvir son désir de création, et c’est vers la photographie qu’il s’est tourné, révélant un sens de la composition qui n’étonnera pas les auditeurs de A History of Nothing et un goût pour l’instant, pour le vif et les cadres serrés qui ne surprendra pas non plus les aficionados de Searching for Adam, son projet le plus photographique.

L’iconographie du jazz a ses codes que tout le monde croit connaître. Noir et blanc profond, éclairage indirect. Fumée si possible à la Herman Leonard ou cadrage impeccable à la Guy Le Querrec... Les clichés ont la vie dure, et ceux-ci hantent l’indispensable photo de jazz, la représentation de la musique, pas nécessairement celle des images qui traduiraient abstraitement la sensation induite par le son : la vitesse, la symbolique, les couleurs. Des labels comme HatHut ont changé l’approche esthétique des disques avec des images à l’identité forte. Il y a eu également Clean Feed. Avec l’habituel graphiste Travassos, bien entendu, mais aussi Rodrigo Amado dont les images ont grandement été utilisées les premières années.

© Rodrigo Amado

Lorsqu’on regarde une photo de Rodrigo Amado, on pense immédiatement à sa musique : des compositions anguleuses, un sujet frontal, très proche d’un objectif grand angle. Lorsqu’on regarde son portfolio « Early Americans », un travail de rue dont le point de départ est la géométrie et la combinaison des couleurs, on ne peut s’empêcher de songer à la puissance déployée dans The Flame Alphabet avec le tromboniste Jeb Bishop : une ambiance caniculaire où les soufflants sont autant de lignes de fuite qui se croisent voire se brisent, des teintes saturées, des climats urbains ; tant de choses qui s’apparentent au travail de Stephen Shore, un des théoriciens de la photo couleur.

© Rodrigo Amado

Pour celui-ci, auquel Amado s’identifie, tout est sujet photographique. C’est donc en situation de rue, principalement aux Etat-Unis, armé d’un Nikon et d’un 35 mm qu’il passe du son à l’image, à proximité du sujet. « Si ta photographie n’est pas bonne, c’est que tu n’étais pas assez près » disait Capa. Cela semble être un mot d’ordre. Dans sa série « Searching For Adam », la photo est motivée par sa composition : l’ombre d’un poteau qui souligne une tête de chien en premier plan, ou une borne rouge, centre autour duquel la vie fourmille, notamment sur le passage piéton qui marque le tiers de l’image. Celle-ci illustre d’ailleurs une pochette Clean Feed, qui porte le même nom. Searching For Adam regroupe Taylor Ho Bynum, John Hébert et Gerald Cleaver et s’intéresse à l’urbanité, à la virulence des rapports entre improvisateurs (« Newman’s Informer »), mais surtout à la tension de l’instant. Faire feu de tout bois, s’emparer de ce qui se présente comme un matériau improvisationnel brut, basé sur l’intuition... Autant de points communs qui font de ce disque de 2010 un exemple de la pluridisciplinarité d’Amado.

Il ne s’agit pas d’affirmer que toute la musique de Rodrigo Amado est forgée dans la photographie et l’image, simplement que celle-ci est partie prenante de sa conception et de sa direction. Si un dernier exemple devait être utilisé, c’est bien le Motion Trio  [1]. « Sobre et contrasté, mais toujours en mouvement », écrivions-nous à propos de la première rencontre des compagnons du saxophoniste (Miguel Mira au violoncelle, Gabriel Ferrandini à la batterie) avec Bishop. Le mouvement et son besoin naturel de le canaliser, figer le fugace, tout ceci est le sens même de cet orchestre-amiral dans la discographie lumineuse de notre saxophoniste-photographe qui aime avant tout la musique sans filtre.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 octobre 2018

[1Dans le cadre de JazzyColors, le Motion Trio jouera le 17 novembre à l’institut hongrois de Paris.