Portrait

Tony Hymas


« Avec le temps  », le titre emblématique du répertoire de Léo Ferré, n’est pas arrivé sous les doigts de Tony Hymas à l’occasion de son solo autour du poète. Le thème est semé à travers ses nombreux albums, et sonne comme un hymne. Avec le temps, le pianiste anglais s’est imposé comme l’un des musiciens les plus attachants de la scène européenne.

Avec le temps, on a fini par saisir le cri de cet oiseau de passage qui ne pose jamais sur la branche où on l’attend : on le pense avec Jeff Beck, on le découvre avec Satie. Il s’entiche avec passion des chefs indiens, et puis il passe à Spirou. Il y a deux fidélités chez lui, comme autant de lignes claires ; l’émancipation politique et le label nato. C’est peu de dire que tout ceci est convergent.

Naître britannique en 1944 ne peut guère prémunir du rock, ce que l’ancien pensionnaire de la Royal Academy of Music n’a d’ailleurs pas cherché à faire. Parmi ses rencontres majeures, il y a Jeff Beck. Cette fraternité ne sonne pas l’arrivée de Hymas sur la scène rock puisque, après avoir été sideman de Frank Sinatra, il jouera dans une formation de Jack Bruce, l’âme de Cream (How’s Tricks, 1977). Mais avec le célèbre guitariste des Yarbirds, c’est de l’intime. Hymas a enregistré et produit différents albums des décennies 80 et 90, faisant usage de synthétiseurs assez marqués par l’époque. « The Pump » (There and Back, 1980) est, par exemple, un tube signé du claviériste. Ils réitéreront en 1989 avec Jeff Beck’s Guitar Shop, d’évidence le sommet de leur collaboration, couronné par un Grammy Award.

Tony Hymas
Tony Hymas

Pourtant, le binaire n’était pas le biotope de son début de carrière. La musique classique et contemporaine contribue à lui tracer une silhouette d’inclassable qui lui va à ravir. En 1974, à 30 ans, Hymas grave avec la chanteuse Cleo Laine un Pierrot Lunaire et des morceaux de Charles Ives, plus de trente ans avant de livrer, dans un magnifique coffret, des Correspondances Erik Satie - Claude Debussy d’une rare légèreté. Dans l’intervalle, il aura fondé le groupe Ph.D., qui fit les belles heures de la New-Wave, puis The Lonely Bears, iconoclaste quartet de rock (avec Terry Bozzio, Tony Coe et Hugh Burns) qui secoua les années 90, lorsque décidément la Grande Bretagne s’avéra trop petite pour partir dans toutes les directions à la fois (voir Injustice, paru chez nato en 1993). Une évolution, entre sons synthétiques et influences funk, qui conduira au début du siècle à Ursus Minor, groupe de combat où avec le saxophoniste François Corneloup, il croise des apôtres Hip-Hop aux mots contondants (Desdamona, D’ de Kabal et surtout Boots Riley) et des artistes impétueux tel le batteur Stockley Williams.

Comme nombreux sujets de la couronne britannique acoquinés au jazz, Tony Hymas débarque en France en 1984 par l’intermédiaire de Jean Rochard, du festival de Chantenay-Villedieu et du label nato. Il y enregistrera très vite Flying Fortress (1988). A l’instar de Tony Coe, Lol Coxhill ou encore Steve Beresford, il va faire les beaux jours du label au chat noir, scellant une loyauté qui perdure, en témoignent ses Chroniques de Résistance, ou bien la révérence à Ferré.

Hymas Orchestra © J.J. Birgé

Mais la grande affaire de Tony Hymas avec nato demeure les œuvres à plusieurs mains, qui sont avant tout des étendards politiques. Cette dimension est indissociable de sa musique. Il s’agit des thèmes, bien entendu, lorsqu’il s’agit de rendre hommage à Buenaventura Durrutti avec toute une génération des musiques improvisées franco-anglaise (et la jeune Elsa Birgé, 9 ans, qui entonne « Vivan Las Utopias ! »…), mais aussi la recherche du commun, de la mutualisation, du bouillonnement collectif. De Vol pour Sidney (aller) jusqu’aux Voix d’Itxassou, Hymas sera de tous les bons coups, alternant l’élégance discrète du concertiste classique et les relents funk de ses claviers électriques. C’est Oyaté, néanmoins, qui reste son dessein majeur ; portrait de douze chefs indiens conçu avec le compositeur et poète Barney Bush, il souligne son goût pour les peintures réalistes et allégoriques. Une couleur qui l’accompagne depuis toujours et qui l’a conduit, en 2010 à consacrer un disque entier à l’Origine du Monde de Courbet.

Tous ces projets, volontiers bigarrés mais très cohérents dans le paradigme des musiques populaires et de leur révolte potentielle, ne doivent pas faire oublier que Tony Hymas est un pianiste de jazz réclamé et acclamé, ce que ne fait que confirmer son solo autour de Léo Ferré. Parallèlement à ses aventures avec Jeff Beck, on le croise épisodiquement avec John McLaughlin (The Promise). Sa collaboration avec Sam Rivers sera plus fructueuse : de 1996 à 1999, il sortira trois albums avec lui. Sur Configuration, on retrouve Noël Akchoté, avec qui il partage un goût certain pour l’éclectisme forcené. Ils se sont régulièrement croisés. On retiendra notamment le fondateur Tenga Niña, disque indispensable de Jacques Thollot. D’autres instants éclaireront son tribut au jazz : A Winter’s Tale avec les regrettés Thollot et Jenny-Clarke, et bien sur le récent Blue Door avec les frères Bates… Notamment JT, le batteur, apparu à ses côtés dans ses virées américaines avec Michel Portal (Birdwatcher).

Les années 2000 marqueront l’apparition du continent américain sur la carte du Tendre de l’Anglais, et plus concrètement de la ville de Minneapolis. Il n’y accoste pas seul, puisque c’est Portal qui tient le volant d’un bolide dont le sillage fait encore quelques vaguelettes de nos jours. On l’a remarqué : il y a souvent un guitariste de renom aux côtés d’Hymas. Dans les quatre visites de Minneapolis, où le jazz s’embrase avec un funk princier, c’est Vernon Reid qui siège. Il y a dans ces disques un feu qui couve, qui permettra de faire éclater par la suite Ursus Minor. C’est indubitablement cet orchestre qui résume au mieux la volonté de Tony Hymas d’articuler sa pensée politique avec une musique à la fois exigeante et populaire. Un rappel à tous ceux qui auraient perdu de vue, avec le temps, la compatibilité de ces concepts. L’oiseau Hymas n’est toujours pas prêt à se poser définitivement. Il ne viendrait à personne l’idée de lui trouver une cage.