Chronique

Rodrigo Amado

This is Our Language

Rodrigo Amado (ts), Joe McPhee (as, tp), Kent Kessler (b), Chris Corsano (dms)

Label / Distribution : Not Two Records

This is Our Language, la phrase claque comme une chaîne qui se brise. Véritable déclaration d’indépendance tout autant que cri référentiel à l’histoire du free jazz, le nouvel album du saxophoniste Rodrigo Amado est conçu pour marquer les esprits. Il frappe juste. Reconnu depuis plusieurs années comme l’une des figures de proue de la scène lusitanienne, en particulier grâce à son association ancienne avec le guitariste Luis Lopes, il promène également son ténor anguleux et puissant au gré des rencontres avec des alter-ego, du trompettiste Peter Evans au tromboniste Jeb Bishop, avec qui il a enregistré le pugnace Flame Alphabet, en compagnie de son Motion Trio. Pour ce nouvel album paru chez Not Two, le portugais a formé un quartet comme on invite la famille : à l’improviste, sans protocole, en entrant sans détour dans le vif du sujet. C’est tout naturellement qu’à ses côtés on découvre Joe McPhee : quand il est question de langage, il est de bon ton de convier un linguiste.

Le choix des autres musiciens découle de cette même recherche d’unité. Kent Kessler est un contrebassiste familier de McPhee, qu’il a côtoyé avec Peter Brötzmann, notamment sur le tumultueux Damage is Done (2009) ; il est difficile de ne pas y songer quand le tenor se fracasse sur ses âpres pizzicati dans l’excellent « Theory Of Mind (For Joe) ». On pourrait continuer à dénicher les racines : il a joué avec Bishop sur Chicago Overtones… Le choix du batteur Chris Corsano découle aussi d’un réflexe communautaire qui ne se voudrait pas excluant : ce batteur qu’on a pu entendre aux côtés d’Akira Sakata (un autre saxophoniste impétueux) mais aussi de Björk ou de Thurston Moore (Sonic Youth), partage avec Amado un goût pour l’énergie brute du rock. La gémination de la base rythmique pouvait sembler difficile, elle est immédiate. Corsano est peu disert, mais lorsqu’il intervient, c’est pour porter le fer. Ainsi, sur « This is Our Language », c’est lui qui entraîne la trompette de McPhee (canal gauche) et le saxophone d’Amado (canal droit) dans une algarade féconde. Ce langage là doit être décodé, il ne se circonscrit pas à la colère. Lorsqu’il s’éclaircit, il laisse place à une poésie sauvage, qui attache une grande attention aux timbres et à la pulsation, en témoigne « Human Behaviour », qui clôt le disque sur un échange tranquille entre l’archet et les tuyaux de la trompette, délicatement unis.

Evidemment, le titre est une référence directe à Ornette Coleman. Lorsque les deux soufflants se partagent chaque côté de la contrebasse sur « The Primal World », l’alto de McPhee le suggère. Mais à l’instar des langages vivants, celui-ci mute, s’approprie, s’acculture. Quelques phrases péremptoires d’Amado et l’on perçoit les phonèmes d’Albert Ayler, entre autres grammairiens. Dans ce morceau, le dialogue est apaisé, courtois, plein de douceur, tout en étant absolument volontaire. Oui, c’est notre langage, et il n’a pas de limites. Il est bon de se le voir rappelé par de tels musiciens. En linguistique, la plus petite racine commune est appelé le radical. On est heureux de s’emparer du langage véhiculaire et universel de ces quatre radicaux qui signent ici l’un des albums les plus réjouissants de l’année.