Scènes

Samuel Blaser et Bruno Tocanne : le baroque annexe le jazz

Le jeune tromboniste Samuel Blaser, escorté de Fred Roudet et de Bernard Santacruz, enjambe les siècles en mariant des musiques qui ne s’y attendaient pas. Résultat : un concert riche et complexe, marqué par l’ombre de Paul Motian, qui avait accompagné Samuel Blaser pour son « Consort in Motion ».


Le foyer rural de Montmelas, au cœur du Beaujolais, ça vous dit quelque chose ? Non ? Etoiles tapageuses et brouillard de cinéma. Des vignes à gauche, des vignes à droite. Et sur une butte, comme un phare, le petit édifice, théâtre du sacrilège musical à venir. Pour commettre celui-ci, quatre musiciens venus de loin donner un concert hors du commun et des sentiers rebattus, mariant baroque et jazz - rythmes Louis XIII et d’aujourd’hui, musiques de Monteverdi, Biago Marini et Girolamo Frescobaldi d’un côté, Samuel Blaser de l’autre, très bien entouré par des complices aguerris qui adhèrent à fond au projet.

Soulevons un coin du voile : il y a quelques semaines est sorti le dernier disque (le 5e) de ce tromboniste suisse qui, nomade dans l’âme, s’est frotté au cours de sa jeune carrière à beaucoup de styles et de musiques, mais tout particulièrement au baroque et au jazz. « Depuis le début, je joue ces deux musiques, mais je n’avais jamais pensé à marier les deux genres ». Jusqu’au jour où le label Kind of Blue Records vient lui proposer l’aventure. Le temps de sélectionner compositions, auteurs et musiciens et six mois plus tard était enregistré près de New York Consort in Motion avec Russ Lossing au piano, Thomas Morgan à la basse et Paul Motian aux drums. Un disque aux belles atmosphères où se marient « sous nos yeux » les musiques du XVIIe et celle du XXIe, où l’âme du baroque vient transfigurer celle du jazz et où l’improvisation semble émanciper tout à coup cette musique très codifiée.

Fin novembre 2011. C’est ce disque, pour partie, qui sert de trame au concert de Montmelas en hommage à Paul Motian, disparu quelques jours plus tôt, et constitué autour d’un quartet trombone/batterie/contrebasse/trompette. Près de Samuel Blaser, Bruno Tocanne aux drums, Bernard Santacruz à la contrebasse et Fred Roudet à la trompette, des musiciens qui se connaissent bien et qui, à l’évidence, sont séduits par ce dépassement des époques et des styles. Un genre qui a néanmoins ses contraintes, qui exige du temps et de la retenue, et où les applaudissements cèdent la place à la révérence, où la batterie se met à confectionner une dentelle à la fois délicate et solide, où la contrebasse trouve, en solo, des accents de viole profonde et où trombone et trompette entrelacent leurs accents en finesse. Manifestement, Blaser s’approprie le baroque, l’arpente, le colore à sa main, le « trombonise » avec une liberté de ton séduisante. Roudet le suit d’autant plus volontiers que trompette et bugle trouvent ici de superbes résonances, se prolongeant mutuellement de la façon la plus désintéressée qui soit.

En s’aventurant ainsi dans ces pièces baroques, on pourrait courir le risque d’en perdre la couleur originelle. Pourtant, rien de tel ici : en réalité, chaque style profite de l’apport de l’autre pour établir sa filiation, réapparaître plus riche et plus complexe, en se ressourçant en permanence aux inflexions de Tocanne et aux glissades de Santacruz. N’oublions pas la dimensions visuelle, en l’occurrence éminemment illustrative : la gestuelle du batteur, tête tournée comme pour mieux sentir les sons qu’il assène, les timbres qu’il agite, ou celle de Fred Roudet concentré sur cette trompette qui, chez lui, prend souvent l’allure d’un fragile jouet d’enfant, la délicatesse en plus, au moment de lancer une note cristalline. Il en va évidemment de même de Samuel Blaser, avec son allure de collégien sans complexes qui fait corps avec son trombone et le malmène comme rarement tromboniste osa le faire, et enfin celle d’un Bernard Santacruz faussement circonspect dont la contrebasse recèle un son particulièrement envoûtant. Baroque-jazz, le syncrétisme musical a du bon…