Entretien

Sara Schoenbeck, l’art d’être deux

Rencontre avec la bassoniste new-yorkaise à l’occasion de la sortie d’une série de duos.

Apparue très tôt dans sa carrière dans le mythique 12+1tet d’Anthony Braxton au début de ce siècle, collaboratrice du compositeur pour de nombreux projets, notamment son cycle opératique Trillium, la bassoniste Sara Schoenbeck est de ces musiciennes qu’on retrouve presque naturellement dans de nombreux projets excitants. On l’a entendue en trio avec Taylor Ho Bynum et Joe Morris il y a maintenant dix ans (Next) et elle fait depuis de nombreuses années les beaux jours des orchestres et des projets de son compagnon, le compositeur et batteur Harris Eisenstadt, mais aussi du pianiste Wayne Horvitz. Remarquable instrumentiste, la new-yorkaise livre, avec un album qui porte sobrement son nom, un portrait musical kaléidoscopique sous la forme d’une multitude de duos, parmi lesquels des échanges avec Roscoe Mitchell et Mark Dresser. Rencontre avec une musicienne totale, passionnante et passionnée.

- Sara, qui êtes-vous ?

Je suis Sara Schoenbeck, bassoniste, improvisatrice de jazz et de musique contemporaine, originaire de Californie. Je vis maintenant à Brooklyn, New York, avec mon mari, Harris Eisenstadt, et notre fils, Owen. Depuis peu, je travaille et publie des duos avec d’autres musiciens.

Sara Schoenbeck © Peter Ganushkin

- La question de votre rapport à l’instrument revient souvent. Comment choisit-on la voie du jazz et des musiques improvisées quand on est bassoniste ?

Le basson n’est généralement pas le premier instrument auquel on pense lorsqu’on évoque le jazz et l’improvisation. Cela m’a permis d’être libre dans le sens où je pouvais suivre un chemin singulier et non écrit à l’avance. Très jeune, j’ai été très attirée par la musique expérimentale, les techniques étendues, la musique classique contemporaine et l’interprétation d’œuvres de compositeurs vivants. La familiarisation avec différents langages de composition, comme les partitions faites de mots et les partitions graphiques, m’a naturellement amenée à l’improvisation. C’est rapidement devenu un langage prépondérant pour moi car cela m’implique entièrement dans la promotion de ma propre voix musicale et de différentes techniques idiomatiques pour le basson.

- Globalement, quelles sont vos influences majeures ? Y-a-t-il notamment des bassonistes qui vous ont guidée dans la voie que vous avez prise ?

Les professeurs de basson avec lesquels j’ai eu la chance d’étudier ont eu une influence majeure sur mon jeu en m’enseignant les notions de ligne, de couleur, d’expression, de production du son, de précision et en créant une voix et une interprétation uniques au basson. Mes principaux professeurs ont été Rufus Olivier, Steve Paulson et Julie Feves. En outre, les bassonistes forment en grande partie une communauté affable. Cela est probablement dû au fait qu’il s’agit d’un groupe relativement petit. Il est plus agréable de faire partie de ce cercle affinitaire. En chemin, il y a des bassonistes qui m’ont inspirée. Pour n’en citer que quelques-uns, John Steinmetz pour son esprit sagace et ses belles compositions, Johnny Reinhard pour son rôle de pionnier de la microtonalité, Dana Jessen pour sa défense du basson et des compositeurs vivants et Katie Young pour son travail avec l’électronique.

J’aime les intersections entre la mélodie et la technique étendue, en explorant comment la couleur ou la texture peuvent augmenter une phrase et comment une mélodie peut naître de manières très inhabituelles de jouer de son instrument.


- En Europe, Sophie Bernado suit une trajectoire similaire, au même instrument, avec comme vous un intérêt pour les dispositifs électroniques. Vous avez participé au White Desert Orchestra d’Eve Risser… Avez-vous un regard sur ce qui se déroule en Europe ?

J’ai beaucoup joué avec des musiciens européens et sur le continent lui-même. Jouer dans le White Desert Orchestra d’Eve Risser a été une expérience fabuleuse. Les musiciens de ce groupe, en particulier, sont incroyables. Je dirais qu’il y a une différence de style de vie entre les musiciens américains et européens. De mon point de vue de béotienne, le soutien des arts dans la société et les gouvernements européens permet aux musiciens de moins se battre pour gagner leur vie que les musiciens qui vivent dans les villes américaines. De plus, le réseau de musiciens créatifs et de lieux de musique créative en Europe semble très fort et communicatif, davantage qu’en Amérique du Nord.

- Vous jouez régulièrement avec Anthony Braxton dans ses opéras, mais vous avez également fait partie de son 12+1tet. Comment abordez-vous sa musique ? Est-ce une esthétique qui se répercute dans votre propre musique ?

Jouer la musique d’Anthony Braxton avec lui peut être considéré comme une expérience exaltante. Il y a une liberté d’interprétation et d’improvisation, mais aussi une adhésion aux constructions linguistiques spécifiques de sa musique. Cela a été une grande influence pour moi dans mes propres compositions et interprétations. La flexibilité dont on dispose pour s’éloigner complètement de la partition afin d’improviser avec d’autres syntaxes et d’autres langages musicaux, ou pour jouer un morceau complètement différent au sein d’une composition plus large, ouvre la portée de la musique et de l’expérience. La communication avec le groupe devient profondément importante. Je crois que c’est ce qui rend l’improvisation si fantastique, prendre des décisions musicales avec une intention dédiée.

Sara Schoenbeck © Mu Kha

- Avez-vous le sentiment, en participant notamment à cet orchestre utilisant le langage braxtonnien de la Ghost Trance Music (GTM), de projeter le timbre de votre instrument dans une nouvelle dimension ? Globalement, d’écrire son histoire ?

À un certain moment de ma maturation musicale, j’ai senti que je devais peut-être prendre davantage d’instruments pour m’impliquer dans tous les genres de musique que je voulais. J’ai finalement considéré que le basson était un instrument extrêmement flexible et que ce qui m’intéressait surtout, c’était d’élargir son rôle et sa palette de couleurs pour l’adapter aux situations musicales créatives auxquelles j’aspirais, et pour exprimer ma propre voix sur l’instrument. Le langage de la musique de Braxton exige ce genre d’exploration et, bien sûr, ne peut que renforcer son propre langage et sa propre palette.

Je me suis rendue à Madison, dans le Wisconsin, pour enregistrer avec Roscoe Mitchell. Ce fut une session d’enregistrement et une leçon pour moi sur la concentration et l’intention lors de l’improvisation.


- Vous travaillez également avec des musiciens aux univers très personnels, comme Harris Eisenstadt ou Wayne Horvitz ; comment vous placez-vous dans leur univers et leur musique ? Pouvez-vous nous parler de votre travail au long cours avec Eisenstadt ?

Certaines de mes pratiques musicales préférées se situent dans le cadre de la musique de chambre, dans laquelle on peut aisément classer la musique de Wayne Horvitz et de Harris Eisenstadt, en particulier le quatuor Gravitas de Wayne Horvitz. J’aime explorer et interpréter ce qui se trouve sur la page écrite, puis répondre par l’improvisation au cœur de cette pièce. Par conséquent, j’aime les intersections entre la mélodie et la technique étendue, en explorant comment la couleur ou la texture peuvent augmenter une phrase et comment une mélodie peut naître de manières très inhabituelles de jouer de son instrument.

- Venons-en à votre album de duos. Est-ce un composite en forme de portrait de toutes les esthétiques de votre musique ? Dans ce disque, on a de nombreux musiciens très proches de vous, comme Nels Cline ou Nicole Mitchell. Comment s’est déroulé le choix des duos ? Comment avez-vous notamment abordé le duo avec Roscoe Mitchell ?

Cet album de duos se veut un aperçu des différents aspects de ma personnalité musicale en tant que compositrice, collaboratrice et improvisatrice. Il y a neuf duos dont trois sont mes compositions ; trois sont composés par d’autres et les trois autres sont des improvisations. Ces duos sont réalisés avec des artistes qui m’ont aidée à affiner mon propre vocabulaire créatif et mon sens de la musique grâce à des années de collaboration et d’admiration pour chaque musicien. J’ai consacré à chaque artiste une séance d’enregistrement de trois heures pour créer ce disque. Pour certaines sessions, j’ai voyagé jusqu’à eux, d’autres ont eu lieu à New York. La continuité dans l’album, c’est ma présence. Je me suis rendue à Madison, dans le Wisconsin, pour enregistrer avec Roscoe Mitchell. Ce fut une session d’enregistrement et une leçon pour moi sur la concentration et l’intention lors de l’improvisation.

Sara Schoenbeck © Tom Chargin

- Seriez-vous désormais tentée par d’autres formes plus larges, ou en solo ? Avez-vous le sentiment d’avoir cartographié votre musique avec ces duos ?

En effet, j’envisage de me produire avec ces musiciens en duo, mais aussi en trio et en quartet. Ce processus créatif a été pour moi une source d’inspiration, une ouverture des possibilités.

- Quels sont vos projets à venir ? Vos actualités ?

J’attends avec impatience de nouveaux partenariats et de nouvelles formations musicales cette année. Je vais également faire une tournée avec Wayne Horvitz au printemps, ainsi qu’un nouveau projet d’enregistrement dans un grand ensemble avec Henry Threadgill. Matt Mitchell et moi discutons de nouvelles idées et je joue avec des musiciens créatifs et dans des groupes ici à New York. Honnêtement, après le sommeil collectif causé par la pandémie mondiale, il est tout simplement enthousiasmant d’envisager de nouveaux projets et de jouer en public à nouveau.