Chronique

Sarah Vaughan

The Complete 1944-1947 + Une anthologie 1954-1958

Label / Distribution : Le Chant du Monde

Il y a des coïncidences heureuses jusque dans la vie des amateurs de jazz. Si en outre, ces derniers ont la chance d’être amoureux de Sarah Vaughan, ils seront comblés. Outre le double Sarah Vaughan, The Complete 1944-1947, vient en effet de paraître un autre « double », sobrement intitulé Sarah Vaughan : une anthologie couvrant les années 1954-1958, signée avec beaucoup de pertinence (comme toujours) par Claude Carrière. Ces deux pépites réunissent le meilleur de cette artiste. On le trouve ailleurs, certes, y compris entre ces dates ; mais même si sa carrière s’était limitée à cette période, elle suffirait amplement à faire notre bonheur.

Rappelons que Sarah Vaughan a été la première chanteuse de l’ère be-bop. Ayant rencontré la musique de Charlie Parker, de Dizzy Gillespie et des autres à seize ans, elle flirtera plus tard avec des modes plus conventionnels - parfois à l’excès. Mais elle demeure exceptionnelle et, aujourd’hui encore, « insolemment vivante » selon la belle expression de Claude Carrière, car elle aura laissé certaines des pages les plus émouvantes du jazz lorsqu’il prend les chemins des étoiles qui l’ont chanté, celles qui nous font vibrer corps et âme - « Body and Soul », premier succès de Sarah.

Mais la vie est aussi faite de moments perdus. Pour toujours. D’instants musicaux que l’histoire de l’enregistrement n’a pas retenus. En 1943, par exemple. Sarah, qui vient d’avoir dix-neuf ans, remporte un concours amateur à l’Apollo de Harlem ; félicitée par Ella Fitzgerald et Billy Eckstine, elle rentre dans l’orchestre de Earl Hines grâce à ce dernier. Il y a là Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Fats Navarro, Dexter Gordon, Art Blakey - pour ne citer qu’eux. C’est l’année de la grande grève dans les studios.

En 44 elle est engagée chez Eckstine, où elle retrouve beaucoup d’ex-Hines, et enregistre pour DeLuxe. On peut l’entendre - et c’est son tout premier enregistrement - sur un seul thème, « I’ll Wait and Pray », qui ouvre donc la présente anthologie. Mais, pour qu’elle enregistre sous son nom propre (plus précisément « Sarah Vaughan with Dizzy Gillespie and His Orchestra ») il faut attendre de cette année-là, in extremis, le 365e jour. Car le 31 décembre - on les retrouve ici avec bonheur - sont gravés ces quatre titres. Pour ce « réveillon » singulier, faute de moyens, Leonard Feather, qui organise cette séance pour Continental Records, doit se mettre lui-même au piano (Dizzy a fini par le convaincre).

Par le disque, Sarah va devenir une étoile, elle qui a déjà ébloui tant de musiciens, de femmes et d’hommes. On trouvera dans ces deux anthologies des plages étourdissantes. Décidément, le jazz est une musique qui se chante, emporte, émeut. Elles nous feront aussi oublier que, dans le répertoire de Sarah Vaughan, on peut, en revanche, se dispenser de pas mal de chansons. Mais elles se situent plus tard dans son parcours. Il y a donc ici des trésors. Pas des raretés, mais de continuels scintillements. Entre 44-47 et 54-58 il n’y a rien à jeter. Les séances avec Tony Scott, Dizzy et Ben Webster (1946) ou Tad Dameron, Leo Parker, Bud Powell et Kenny Clarke (1946 toujours) comme celles avec Clifford Brown, Paul Quinichette, Herbie Mann, Joe Benjamin - et Roy Haynes (1954) ou bien Hank Jones, Richard Davis, Frank Wess - et quelques autres, tous venus de l’orchestre de Count Basie (1958).

Cela se termine par « Thanks for the Memory ». Cependant, on n’a pas affaire ici à une mémoire au sens de « souvenir du passé », fût-il des plus beaux, mais au contraire à une présence immédiate, actuelle. Celle, immortelle, de Sarah Vaughan. Une présence qu’il faut entendre et, avec nos émotions, garder en nous. Pour toujours.


Diverses formations avec notamment : Dizzy Gillespie (tp), Charlie Parker (ts), Tad Dameron (p), Max Roach (dm), Bud Powell (p), Kenny Clarke (dm), Teddy Wilson (p), Roy Haynes (dm), Clifford Brown (tp), Herbie Mann (fl), Thad Jones (tp) et Richard Davis (b)