Portrait

Sophia Domancich & Simon Goubert, portrait croisé

Deux artistes accomplis évoquent leurs projets à venir et abordent l’actualité des musiques improvisées.


Sophia Domancich & Simon Goubert © Mario Borroni

Converser avec le duo Sophia Domancich et Simon Goubert est un pur bonheur : leurs horizons musicaux sont vastes et le désir de partage fait partie intégrante de leurs personnalités.

Sophia Domancich & Simon Goubert © Mario Borroni

- Vos derniers albums témoignent d’une créativité originale et votre plaisir d’être sur scène est communicatif. Quels sont vos projets à l’horizon 2024 ?

S. D. - Je vais mettre en route des collaborations avec des musiciens et musiciennes que j’aime pour ce qu’ils font. Ce sont les rencontres humaines qui comptent.

S. G. - Je dois avouer qu’entre mon album de 2019 qui était très orchestral, le disque en duo avec Sophia et le dernier enregistrement en solo, j’ai une forte envie de revenir à un quartet ou quintet de jazz pour aller vers des musiques que je n’ai pas faites sous cette forme depuis longtemps. Je passe beaucoup de temps également au piano.

- La teneur de vos pratiques instrumentales atteste d’un travail au quotidien ?

S. D. - L’évolution de la pratique musicale est constante, le travail technique de base est important, mais il n’y a pas que la pratique de l’instrument qui compte. C’est plus le fait de réfléchir à la musique que je vais jouer maintenant et ce que je vais travailler au quotidien qui va me permettre d’aller au-devant de mes réalisations.

S. G. - On a passé de nombreuses années à consacrer du temps au travail instrumental, Sophia énormément. Le travail technique se pose quand on n’arrive pas à jouer ce qu’on a dans la tête. Le meilleur exemple c’est Thelonious Monk qui n’avait pas beaucoup de technique mais qui était génial, il compensait par autre chose, mais nous ne sommes pas tous Monk. C’est avec le solo que j’ai redécouvert le plaisir de travailler la batterie tous les jours.

Simon Goubert © Fabrice Journo

- Les musiciens britanniques comptent beaucoup pour vous, Sophia, à l’instar de Magma pour Simon. Le fruit de ces expériences vécues au sein de musiques teintées de rock électrique vous inspire toujours ?

S. D. - À part Robert Wyatt avec qui j’échange, d’autres musiciens anglais que j’ai côtoyés ont disparu. J’ai le plaisir de partager la scène avec le Gallois John Greaves : ça fait quarante ans qu’on joue ensemble, et aussi Paul Dunmall avec qui je suis toujours en lien mais qui ne voyage plus, donc il faut que j’aille en Angleterre.

S. G. - Je continue à jouer avec Magma. J’ai découvert cette musique à l’âge de douze ans et j’ai adoré. Cette musique m’a suivi tout au long de ma vie et j’ai connu Christian Vander à quatorze ans. Je suis rentré dans le groupe une première fois dans les années 80, j’y suis retourné dans les années 90 et j’en fais partie de nouveau depuis 2019. Je trouve à l’intérieur de Magma un fonctionnement que l’on peut trouver dans la vivacité du jazz. Maintenant nous sommes plusieurs à composer pour le groupe ; nous avons d’ailleurs repris la composition « Auroville » de Michel Graillier qui fut l’un des pianistes de Magma.

- L’effet destructif du progrès pose des questions : des quantités de disques sortent quotidiennement, mais la dématérialisation convainc les foules. Le jazz est une musique où les musicien·ne·s peuvent, grâce au disque, formaliser leurs projets conceptuels. La qualité audiophile, l’iconographie et le livret témoignent de l’attachement des mélomanes au disque CD ou vinyle, qu’en pensez-vous ?

S. D. - Je ne conçois pas du tout le disque comme un objet. On a eu la chance de travailler avec des labels et des personnes que j’ai adorées, Philippe Ghielmetti, Gérard Terronès et maintenant Vincent Mahey. L’important, c’était de faire des disques qui correspondaient à des groupes, d’ailleurs on ne faisait pas cinq ans de concerts avant ni après un album.

Sophia Domancich © Fabrice Journo

Le disque, je ne sais pas ce que ça deviendra mais j’ai toujours envie que ça soit soigné. Nous les faisons toujours de la façon dont on aime les faire.

S. G. - Plus les musiques sont produites par de grosses productions onéreuses et plus elles sont entendues médiocrement dans le métro avec des écouteurs, alors que le disque de jazz enregistré en deux jours, lui, est écouté à la maison avec du bon matériel. Il y a bien sûr l’aspect social du disque de jazz écouté par une petite couche de la société. Auparavant le disque était l’aboutissement d’un travail et, pour des musicien·ne·s de génie, une expérience d’une semaine de studio pouvait donner cinq disques différents. Maintenant, c’est un objet de promo puisque dans la plupart des lieux, si vous n’avez pas de sortie de disque, vous n’obtenez pas de concert. Ça dirige beaucoup l’intention avec laquelle est fait un enregistrement dans le milieu du jazz. Il faut garder une éthique artistique et ne pas faire des choses à la va-vite dans le but d’avoir des concerts seulement. Un disque doit être le résultat d’un travail du musicien.

- Vous faites partie de cette génération qui a vécu l’impact du free jazz. L’improvisation collective et les innovations procurées par le refus de la tonalité héritée de la musique occidentale sont-elles encore déterminantes ?

S. D. - Le free jazz avait une dimension politique : les droits civiques, l’égalité. Je doute que le jazz soit toujours synonyme de cet engagement : ça s’est déporté dans d’autres musiques. J’ai la chance d’avoir un certain âge où je ne me pose pas la question de ce que je vais réaliser dans les cinquante années à venir, donc je continue de faire cette musique-là avec le même engagement. J’ai une place qui me plaît et je n’ai pas envie de me confronter aux réseaux sociaux, le monde change et moi aussi je change, mais je reste très consciente. La musique, c’est un engagement social et politique, donc je mets ça au mieux en accord avec ma pratique d’aujourd’hui.

S. G. - Pour aller dans le même sens de ce que dit Sophia, il y a eu d’abord l’amour de la musique par les disques. Lorsque j’ai commencé à jouer très jeune, j’avais autant d’admiration pour les musiciens que pour la musique qu’ils jouaient parce que c’étaient des gens à part, en marge. Actuellement, je doute que les musiciens de jazz soient des personnes à part : ils cherchent plutôt à être complètement intégrés dans la société. Ça ne concerne pas la totalité des musiciens et je ne doute pas de l’engagement sur le moment. Le monde a changé ; aujourd’hui je pense que l’engagement politique s’est déplacé vers d’autres musiques qui ne sont pas des musiques dont j’aurais envie, ou que je ne saurais pas jouer. Je continue de faire ce que je sais faire avec de l’engagement et de la sincérité, ce qui est la moindre des choses.