Chronique

Sophie Agnel

Aqisseq

Sophie Agnel (p, objets), John Edwards (b), Steve Noble (dms)

Label / Distribution : ONJAZZ Records

Il faut bien que tout finisse, même les meilleurs moments. Durant la mandature d’Olivier Benoit à la tête de l’ONJ, les musiciens retenus dans l’orchestre ont pu bénéficier d’un espace de création pour leurs projets personnels, anciens (comme le Chut ! de Fabrice Martinez) ou bâtis dans la dynamique de l’orchestre (le Petite Moutarde de Théo Ceccaldi). Le trio de Sophie Agnel avec deux figures britanniques de la musique improvisée, le batteur Steve Noble et le contrebassiste John Edwards, fait plutôt partie du premier chapeau ; voici de nombreuses années que ces forts tempéraments de leurs instruments respectifs croisent le bois et le métal et font chanter les tréfonds de la matière avec force objets et corps étrangers et l’on se souvient d’eux à Jazz à Luz en 2013. Dans « Aqissit », long morceau inaugural, c’est la contrebasse d’Edwards qui psalmodie quelques plaintes dans le cycle étouffé d’un piano arrondi par les interventions sur les cordes. Tout en douceur et en souci du détail.

Aqisseq est un album court et proprement sans filet. D’abord parce que la liberté s’accommode mal de la retenue, mais aussi parce que le trio avance dans l’inconnu en toute confiance. Les Anglais se connaissent par cœur. Au moindre crissement d’archet répond un geste de batterie : ce n’est pas forcément immédiat, pas toujours proportionné, à un glissement microscopique répond un roulement long comme un tonnerre lointain, mais à l’instar d’« Aqisseq » où des tintements augmentent les claquements des cordes, il s’agit de ne pas laisser l’attention ou le mouvement s’infléchir. Dans ce canevas, la pianiste s’immisce ou s’impose, en fonction de l’instant. Il n’y a pas d’accumulation ou de retenue : tout est immédiat, et s’il convient parfois de se laisser bousculer, c’est toujours sans violence. L’absence de répit est bien sûr une sensation majeure, qui saisit dès le premier instant, mais elle n’est pas teintée de nervosité ou de rage. C’est un ensauvagement qui pousse à porter attention au moindre son.

Le titre mystérieux de l’album contribue à cet état. On cherche une signification, on regarde même dans le miroir… Il s’agit en réalité d’un mot groenlandais qui désigne un oiseau, le tétras des neiges. Une volaille rustique qui établit son habitat dans la glace et se plaît au froid féroce. Les autres morceaux sont des déclinaisons grammaticales du mot et indiquent s’il y a solitude ou multitude. De cet oiseau, le trio a acquis la liberté et l’agilité. Une certaine fragilité ressentie aussi, dans l’immensité du paysage, mais qui fait communion avec les éléments jusqu’à se fondre dans les nuances monochromes. Durant les Europa de l’ONJ Benoit, Sophie Agnel a été une architecte discrète mais indispensable, sempiternellement prête à souligner, à ombrer et à densifier. Sa participation discographique à ONJazz Records se devait de lui ressembler. Aqisseq est une magnifique expérience d’écoute individuelle et collective ; puisqu’il s’agit de clore une histoire, autant que cela soit sur un petit feu d’artifice.