Scènes

Le marathon féminin de Jazzahead

Tout le week-end, les showcases en ligne se sont multipliés dans la célèbre foire-festival allemande.


Jazzahead 2021 © M3B GmbH/Jan Rathke

Pour la première fois, et du fait de la pandémie, le célèbre Jazzahead de Brème, incontournable temps fort pour les professionnels du jazz, avait lieu en ligne. Ainsi, sans les traditionnelles rencontres en présentiel qui permettent de se tenir informé.e en direct de l’actualité du jazz européen et mondial, il restait les passionnantes conférences et les multiples showcases. De ces derniers, voici une sélection absolument subjective et totalement féminine passée tout ce week-end sur notre écran.

Luzia von Wyl © Falk Neumann

Elle devait jouer l’an passé à Jazzahead, mais la pandémie en avait décidé autrement ; tout comme cette année, où c’est à travers un écran que Luzia von Wyl se présente avec son Ensemble. La magie est presque la même, pendant la demi-heure qui accueille son showcase. Quelques morceaux issus de son disque Throwing Coins, pour lequel elle nous avait offert une interview, nous rappellent pourquoi elle est l’une des musiciennes les plus importantes de sa génération à la direction d’orchestre. Pour « Q », le premier morceau, elle distribue les rôles avec un toucher de velours au piano, peut être plus ellingtonien en live, passant en revue les membres de l’orchestre, parmi lesquels Amin Mokdad à la flûte et Marcel Lüscher à clarinette contrebasse sont décidément les plus en vue. On a vraiment hâte d’entendre les nouveaux programmes de la Suissesse, qui semble avoir encore maturé durant cette année si spéciale.

Camilla George (capture d’écran)

Changement radical d’ambiance avec la saxophoniste anglo-nigériane Camilla George, qui propose un jazz électrique plus traditionnel, dans le mouvement actuel que l’on constate de l’autre côté de la Manche. Le son est plein et pur, son ténor est économe de gestes et plutôt tempéré. On n’est guère surpris de retrouver à ses côtés la guitariste Shirley Tetteh, qui faisait partie de notre récente sélection Take 6. Au milieu du showcase, c’est elle qui s’offre un joli chorus, d’une grande élégance, avec un détachement et une fluidité qui contaminent une doublette rythmique nourrie au funk (Daniel Casimir à la basse électrique, Rod Young à la batterie). On est avec cette formation dans une construction sans heurt, très influencée par l’esthétique du vieux label CTI, notamment grâce à une claviériste remarquable, Sarah Tandy, à suivre.

Heidi Bayer’s Virtual Leak (capture d’écran)

Peut-on parler de découverte en ce qui concerne la trompettiste Heidi Bayer ? Son nom résonne depuis quelques mois et sera, à n’en pas douter, un incontournable des années à venir, notamment dans le beau projet de la tromboniste Shannon Barnett. Avec son quartet Virtual Leak, elle offre une prestation remarquable. Son interaction avec le saxophone alto de Johannes Ludwig pourrait être seulement une référence aux aventures Coleman/Cherry, mais le lyrisme de la trompettiste a ses propres racines, profondément plantées dans la musique écrite occidentale contemporaine, notamment dans son approche très contrapuntique. Mais c’est la cohésion du quartet qui fait ici avant tout sensation, notamment grâce à la paire rythmique, même si elle est assez neuve, différente en tout cas du premier album de la jeune Allemande. Le batteur Karl Degenhardt est économe de gestes mais toujours pertinent.
Mais celle qui crève littéralement l’écran, c’est la contrebassiste Lisa Wulff. Hans Lüdemann, qui se trompe rarement, nous l’avait fait découvrir dans son Trio Ivoire XX ; elle montre ici une grande musicalité et une connexion de chaque instant avec Heidi Bayer, pour les plus beaux moments du concert.

Sun-Mi Hong Quintet © M3B GmbH/Jan Rathke

A l’honneur de notre spécial Woman Jazz Day 2020, la batteuse néerlandaise d’origine sud-coréenne Sun-Mi Hong venait présenter son quintet, où l’on remarque son jeu qui parvient à être tout à la fois lumineux et agressif, usant de toutes les baguettes, balais et mailloches possibles. Son entente avec le contrebassiste Alessandro Fongaro, jeune bassiste italien installé à Amsterdam, est particulièrement riche, d’autant que la percussionniste n’hésite pas à donner toutes les couleurs possibles à son instrument pendant que la contrebasse garde le cap. Il est soutenu en cela par le piano de la jeune Chaerin Im qui contribue à libérer Sun-Mi Hong de toute contrainte rythmique. Il y a beaucoup de créativité dans ce quintet qui sait prendre une autre dimension lorsque la batteuse s’empare d’un buk, le tambour traditionnel coréen. Une musique très ronde, notamment grâce à la trompette du Britannique Alistair Payne. Tout comme le saxophoniste Nicolò Ricci, italo-amstellodamois, qui lui offre de belles répliques, il confirme le statut des Pays-Bas comme place forte du jazz international.

Kirsi-Marja “Kiki” Harju (capture d’écran)

Preuve supplémentaire nous en parvient avec le Kama Kollektiv, installé à Amsterdam et qui présente une galaxie de nationalités, dont la chanteuse et trompettiste Kirsi-Marja Harju dont les origines finnoises transparaissent jusque dans le titre de l’album, du groupe et des chansons (Kama, notamment, veut dire « trucs », au sens « stuff » en anglais). Qu’est-ce que c’est que ce truc, d’ailleurs, où l’on retrouve la pianiste Chaerin Im, dont on a pu apprécier tout le potentiel chez Sun-Mi Hong ? Une jolie parenthèse rêveuse qui fait irrésistiblement penser aux Moomins, avec une personnalité à sa tête qui chante comme elle joue de la trompette, de manière chaleureuse et voilée, pleine de couleurs et avec ce roulement des R traînant, à la finlandaise… Le tout bien encadré par le batteur anglais Joe Korach et le contrebassiste israélien Jonathan Nagel. Un bel univers entre pop éthérée, traditions nordiques et jazz. Un disque sortira en juin, Toivo (espoir en finnois) ; il est attendu de pied ferme.

Kris Davis © Michel Laborde

Kris Davis n’était pas à proprement parler à Jazzahead, mais finalement nous non plus. Avec le Canada en vedette l’an prochain, la pianiste offre un concert de l’autre côté de l’Atlantique en guise d’apéritif, seule au piano. Main gauche ferme, tonitruante quand il le faut, elle offre une vision assez périphérique de l’ensemble de son talent. Tout son solo se construit d’abord sur des basses rémanentes et complexes, avant de changer totalement d’atmosphère. « Prayer of Gratitude » est un hommage subtil à de nombreux pianistes (Corea, McCoy Tyner…) qui ont jalonné son amour de l’instrument.
Tout au long de ce solo, elle cite (notamment Dolphy), elle s’amuse, elle transforme au gré des envies. Et si la main gauche domine toujours, le ton se fait plus doux. Plus tard, et nous l’attendions presque, elle prépare son piano et l’on rentre franchement dans son domaine de prédilection : le piano est un moteur à énergie onirique, et Davis ne s’enferme pas dans la transformation à sens unique de son piano, jouant à sortir de la simple préparation : un chatterton posé sur les cordes crie quand on le déchire et quelques pinces à linge font une rythmique boisée. Ce n’est pas seulement le résultat qui compte mais ce qu’elle en fait : un ostinato plein de groove et d’une maîtrise folle, à l’image d’un set parfait.