Chronique

Stéphane Tsapis

Le Tsapis Volant

Label / Distribution : Cristal Records

Stéphane Tsapis est un fabuleux conteur d’histoires. À ceci, il n’y a aucun doute. On a en mémoire son interprétation de l’aventure du Mataroa, le bateau qui honora la France, autre époque, et qui libéra grand nombre d’intellectuels grecs du joug des généraux. A son bord, le père de Cybèle Castoriadis qui chante ici sur « Le Tsapis Volant », tour de Babel de voix féminines qui donne au disque du pianiste et de son trio une carte heuristique joyeusement cosmopolite. On emprunte, du Japon à la Grèce en passant par la Turquie, des routes imaginaires d’épices et de soie. Le moyen de transport est la poésie et le rêve ; pas étonnant que le symbole de cet album soit Abdallah Kamanja, tarbouche au vent et piano oriental aux touches en apesanteur. Son image se mélange subtilement à celle de Tsapis. On ne s’en étonnera pas, elle est soulignée par la batterie impeccable d’Arnaud Biscay et la basse très musicale de Marc Buronfosse, qui l’accompagnait déjà sur son précédent album.

Le Tsapis Volant, c’est en quelque sorte le sous-texte du Piano Oriental. Sa mise en scène, ou plutôt son application dans le champ du réel. On y croise moult invités : des chanteuses, donc, comme la formidable Gülay Hacer Toruk qui interprète le traditionnel karamanli [1] « Yağmur Yağar » où Meşet Kutas la rejoint au daf, offrant à Buronfosse et Tsapis de belles digressions. Il ne s’agit pas d’envoyer des cartes postales, plutôt d’aller au gré des envies et de tracer des ponts, ce qu’Abdallah faisait avec son piano révolutionnaire. De migrer, d’aventurer, de s’offrir des errances, quitte à ce qu’elles ne soient qu’en trio, comme ce beau « Sapeur de Panama » qui permet d’apprécier la belle cohésion de cet orchestre très rodé et pleinement plongé dans le jazz. Il ne s’agit pas de musique du monde, mais plutôt d’un monde en musique, suffisamment libre pour oublier les frontières et les tiraillements et offrir à Toruk un déchirant « Sabahin Seher Vaktinde » sur l’archet pénétrant de Buronfosse.

Stéphane Tsapis est hanté par la migration, par le départ, l’arrachement et le renouveau. C’était le sujet de Charlie et Edna qui mettait en musique The Immigrant et ici, c’est une migration permanente qui nous est offert, avec la possibilité de tous les courts-circuits et les sauf-conduits. Tsapis part seul à Istanbul avec son trio et puis rejoint Lynn Adib à Beyrouth, dans le taffetas de l’imaginaire de « Victor Challita », le meilleur ami d’Abdallah, fantasque et joyeux. Il est absolument question d’amitiés dans cette petite merveille d’album, et cette complicité transparaît dans chacun des morceaux ; on ne sera pas étonné dès lors de retrouver Maki Nakano, ici uniquement au chant. On la connaissait multianchiste, même si elle avait déjà donné de la voix dans Musique pour quatre mains et une bouche. Elle brille ici dans un duveteux « Le Vent vient de loin » qui confirme par ailleurs son talent d’écriture. Où n’irions-nous pas sur le Tsapis Volant ? Nul ne le sait. Il règne dans cet album comme une magie qui ne se tarit pas et qui donne encore une fois envie de revivre les aventures du Piano Oriental, pour s’immerger davantage. Un bonheur.

par Franpi Barriaux // Publié le 26 janvier 2020
P.-S. :

Lynn Adib, Valentina & Juanita Añez, Cybèle Castoriadis, Maki Nakano, Gülan Nacer Toruk (voc), Arnaud Biscay (dms), Marc Buronfosse (b), Heset Kutas (perc), Stéphane Tsapis (p)

[1Langue ancienne anatolienne, pré-kemaliste, scriptée en lettres grecques bien que formulée en turc.