Scènes

Steve ouvre Babylone à Peter, John et Jobic

Après leur album « Song », retour sur scène de ce quartet festif


Jobic Le Masson trio + Steve Potts

Nuit blanche à Paris. Un crachin, des bouchons, un métro bloqué par des signaux défaillants ; il faut atteindre au plus vite l’antique Babylone, le Bab Ilo, rue du Baigneur à Paris. Ce soir du 5 octobre 2019, le trio de Jobic Le Masson invite Steve Potts. Retrouvailles avec ce quartet des plus enivrants, avec un jazz à la fois transgressif et plongeant ses racines aux tréfonds de la Great Black Music.

Steve Potts - photo Guy Sitruk

Le trio de Jobic Le Masson est, en effet, de ceux qui renouvellent l’actualité d’un jazz digne des splendeurs du hard bop pour la puissance mélodique des thèmes, et des coups de griffes, des fièvres du free, de sa rugosité séductrice, de ses rythmes tout en déséquilibres, de sa sensibilité aiguisée.

Rappelons que ce pianiste a aussi été l’un des membres du trio « Free Unfold Trio », avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre, qui s’était imposé sur la scène des musiques improvisées. Il a d’ailleurs récidivé, cette fois avec Makoto Sato à la batterie en 2017, encore au Bab Ilo.
Il serait indélicat de ne pas mentionner aussi sa contribution intense à la formation à géométrie variable de Aldridge Hansberry : « In The Moment ».

Ici, avec Peter Giron (b) et John Betsch (dm), nous disposons d’un trio de choc du jazz. Une fois le thème bien installé, et même après un moment de relative accalmie, ce trio sait trouver le chemin de nos neurones, du centre nerveux qui commande le battement de nos pieds, les mouvements de notre corps, les muscles de notre sourire.
En invité, Steve Potts. Il a une tellement longue histoire, prestigieuse de surcroît, qu’on se demande ce qu’il pourrait bien avoir de neuf à nous dire. C’est que le bonhomme est en très belle forme, bien solide, et qu’avec les thèmes du trio de Jobic Le Masson, il renouvelle la puissance créative d’un free aux couleurs du blues.

Choisir le « Bemsha Swing » de Monk comme ouverture du concert est une manière de signaler tout ce que la soirée doit à la grande tradition du jazz. D’emblée, le sax alto nous prend par la main et nous promène dans ces contrées mythiques. En final, John Betsch, avec son masque d’éternel renfrogné, s’arroge, sans avoir l’air d’y toucher, le commandement de notre sens du groove pour un solo aux frappes déliées, faussement nonchalantes et à l’efficacité redoutable. La fête est lancée.
Ah ! cette deuxième pièce, « Double Dutch Treat » de John Betsch justement, un titre énigmatique. Elle débute en forme de farce : pendant les frappes introductives à la batterie, Jobic Le Masson pose sur son piano un petit animal en bois qui bat la mesure, ce qui déclenche le rire irrépressible du sax. Relance du thème puis l’envol de Steve Potts. Tout simplement, il nous chavire. Une furieuse intensité, une dramaturgie enfiévrée, proprement coltranienne. C’est une partie de notre histoire musicale qui se trouve réifiée. Elle trouve aujourd’hui l’éclat de l’émergence d’alors, sa sève, sa puissance vive. Le sax nous rappelle la séduction torride de cette musique, cette vieille maîtresse qu’il nous est impossible de quitter, ses ensorcellements, et toutes les portes qu’elle nous ouvre.

Difficile de jouer après ça. C’est Peter Giron qui accepte de prendre le relais. D’abord s’éloigner du foyer de l’incandescence, c’est une question de survie, puis, peu à peu, installer la puissance des cordes pincées, et le retour d’une pulsation irrépressible pour laisser la place au piano. La cohésion du trio s’épanouit alors totalement. Une véritable machine à groove dont le carburant est distillé dans les alambics du sieur Jobic, une musique d’un bleu intense, qui broie toute velléité de résistance. La reprise du thème offre une fois de plus à John Betsch l’occasion d’envoûter ses peaux, le métal de ses fûts, et de titiller nos tendons d’Achille pour des battements inconscients, réflexes, toujours avec cette apparente décontraction.

Steve Potts s’empare ensuite de l’un des thèmes du dernier album du trio, « Song », pour une longue exposition, étirée, bouleversante, puis constatant que tout a été dit, s’arrête là.

Il n’en est pas de même pour « Cervione », dernière plage de l’album du trio, jouée cette fois à l’alto. Dès l’introduction, l’ambiance est chaude, très. Des éboulements millimétrés de John Betsch, des répétitions puissantes de la ligne de basse, une exposition du thème au sax qui installe une haute énergie, puis c’est au piano d’engager le débat. Effet d’une mémoire trop chargée, et mal probablement, j’y retrouve quelques vagues réminiscences mélodiques de Mal Waldron, mais aussi cette obstination de faire swing, jazz, blues. Et comme il faut bien nous épargner un peu, Steve Potts démarre son chant avec une relative modération, engageant un dialogue chaloupé avec la basse et la batterie. Le piano revient, ponctue, déjà la transe s’insinue, s’installe et dans un grand éclat de rire, Steve Potts laisse la main au trio, en fait à… John Betsch, bien évidemment, qui nous bouscule, avale tout, fait sauter toutes les barrières. Rien n’y résiste, mais qui y songerait ? Et Steve Potts revient pour un de ces moments que vous auriez regretté de manquer, de cette grande épopée du jazz, plus en forme que jamais, trouvant dans le trio de Jobic Le Masson le plus formidable des écrins. Évidemment, la salle a craqué de plaisir.