Chronique

Laubrock-Lopez-Rainey

No es la playa

Ingrid Laubrock (as, ts), Brandon Lopez (b), Tom Rainey (dms)

Label / Distribution : Intakt Records

On a tellement été accoutumé, dans la période récente, à entendre Ingrid Laubrock jouer sa propre musique écrite, raffinée et avant-gardiste, qu’on en oublie parfois que la saxophoniste aime revenir régulièrement à la formule improvisée en trio avec son compagnon, le batteur Tom Rainey. On se souvient de tout ce qu’avait pu apporter leur alliance avec Mary Halvorson il y a quelques années. Les différents confinements des deux années passées ont conduit Laubrock et Rainey à jouer beaucoup ensemble, chez eux, à partager avec d’autres musiciens grâce aux moyens numériques et à nous en livrer le témoignage sur BandCamp. Mais comme il s’agit de revenir au trio, sempiternellement, c’est Brandon Lopez, l’un des contrebassistes phénomènes du moment, qui a été convié pour former le triangle. Un pari réussi dès les premières secondes de No Es La Playa, où après un lancement aréneux et impavide du saxophone, c’est une machine qui se met en route et pousse Laubrock dans tous ses retranchements.
 
Lopez a un jeu nerveux, c’est un fait. On l’a entendu avec Gerald Cleaver, où sa puissance et sa vélocité déclenchent un dispositif de tension sans pareil ; récemment, c’est avec Giovanni Guidi que le musicien d’origine portoricaine a pu, en compagnie de James Brandon Lewis, démontrer son grand attachement à une certaine tradition du free jazz. Ici, dans le long « No es la playa » introductif, et même plus loin dans « Camposanto Chachacha » alors qu’il est magnifiquement passé à l’archet, il est celui qui entraîne ses compagnons à aller plus loin, sans forcément aller plus vite. Son entente avec Tom Rainey est immédiate, évidente, et permet surtout à Ingrid Laubrock d’agir en toute liberté. Elle alterne, d’ailleurs, les souffles ténus, introspectifs, et les soudaines rages, pendant que Lopez et Rainey construisent une mécanique huilée et complexe, les tambours du batteur, plus charnels que jamais, sculptant à merveille l’archet taciturne.
 
On perçoit très vite que le trio ne s’arrêtera pas à ce premier album. Indubitablement, la force qui se dégage de la doublette rythmique permet de dompter tous les climats. Même dans les temps faibles de « Little Distance Before », lorsqu’il s’agit seulement de draper le silence de quelques stridences effervescentes et de laisser Laubrock dessiner un chemin dans la brume à la seule force des cliquetis des tampons de son instrument. Quiconque apprécie la force qui se dégage de la saxophoniste lorsque son jeu s’empourpre ne pourra rester insensible à « The Black Bag of Want » où, lancée par Brandon Lopez à l’archet comme un bolide en fuite, elle clôturera l’album proche du cri, dans un chaos parfaitement calculé. Un plaisir nullement coupable.

par Franpi Barriaux // Publié le 26 juin 2022
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