Portrait

Urs Leimgruber, la tranquillité du roc


Urs Leimgruber © Hélène Collon

Pur produit de Lucerne où il est né il y a bientôt 70 ans, le saxophoniste Urs Leimgruber est de ceux qui ont un univers à part et font face aux éléments. Aux côtés de Joëlle Léandre, avec qui il a participé au MMM Quartet ou encore au mythique No Try No Fail sorti chez HatHut avec Fritz Hauser il y a 25 ans, Leimgruber est de ceux qui ont marqué durablement la scène européenne. Il est devenu une incontournable référence tout en restant discret, voire taciturne. Ce qui ne l’a pas empêché de poser de nombreux jalons dans une carrière où l’inclassable a toujours été le carburant d’une radicalité qui n’a jamais eu besoin de se montrer provocante.

C’est avec ses soli, d’abord, que Urs Leimgruber s’est fait une renommée. Ils ont été des points d’étape marquants de sa carrière, à l’image de State of an Antirider, paru en 1988 chez HatHut. Dans ce disque, notamment dans le « Raga 1 » qui l’ouvre, on entend déjà les ferments d’un style qu’il s’est forgé comme une identité : ce son puissant, comme une tournerie d’abord monocorde et qui prend de l’ampleur et du relief jusqu’à modeler le silence, dernier espace brut. Les armes n’ont que guère d’importance : elles vont du soprano à la flûte en passant par le saxophone basse. Ce qui compte, c’est le cycle et la notion de mouvement sur lequel on construit. C’est sans doute ce qui a séduit Steve Lacy, avec qui il a joué dans le Lacy+16 (Itinerary, HatHut 1990) ou dans le luxueux Quartet Noir avec Joëlle Léandre, Marilyn Crispell, et le fidèle Fritz Hauser.

Urs Leimgruber © Hélène Collon

La complicité est telle avec le batteur bâlois qu’il a multiplié les rencontres en duo, comme autant d’oppositions directes et créatrices toujours aux confins de la musique contemporaine, chose naturelle pour cet amoureux de Ligeti. Mais avec le batteur, les choses sont plus ramassées, plus courtes, plus directes en dépit de la grande concorde qui règne entre les musiciens. Dans L’Enigmatique, toujours chez HatHut en 1992, les morceaux sont courts mais installent en quelques sons un univers propre, unique, de la pluie de cymbales de « Distant Smells », brouillard nerveux dont Leimgruber a fait son biotope, jusqu’à des instants plus clairs, comme ce « Pong » turbulent et instable où le saxophone se fait tranchant et caustique. C’est l’énergie qui importe, d’où qu’elle vienne et qu’elle qu’en soit la nature. C’est dans une démarche identique qu’on l’a également entendu avec Jean-Marc Foussat, dans un Face to Face où deux démiurges créaient à partir des machines et de la matière.

L’opposition est plus franche avec Joëlle Léandre, avec qui, comme d’ailleurs Michel Doneda, Barre Phillips ou Evan Parker, il a défini ses années 2000. Si le MMM Quartet était fait de beaucoup de trouvailles électroniques, la présence d’Alvin Curran l’explique sans doute. Les deux musiciens partagent un amour de la densité et de l’énergie qui s’exprime dans le Quartet Noir, mais également avec Lauren Newton dans le beau Out of Sound paru en 2002. Une énergie chez Leimgruber qui vient de loin, et qu’on entendait déjà dès 1975 dans le quartet OM, objet sonore improbable et fiévreux qui hybridait un rock puissant avec les habitudes de l’improvisation européenne.

Avec le batteur Fredy Studer et le guitariste Christy Doran, ainsi que son autre vieux compagnon le contrebassiste Bobby Buri, Leimgruber a défini un son qui a considérablement marqué les génération suivantes par son énergie. Nommé OM en hommage au crépuscule de John Coltrane, l’orchestre n’avait a priori pas survécu aux années 80, bien que leur courte période d’existence ait marqué les esprits. Mais en 2010, Intakt Records a fait paraître un Live à Willisau en forme de jubilé, pour fêter les 30 ans du dernier album de l’orchestre, jusqu’à It’s About Time, sorti au début de l’année 2021, qui sonne comme une réinitialisation de la machine.

Car ceci n’est pas une réunion nostalgique, ou quelconque instant mémoriel. Pour se réunir, il faut s’être désagrégé. Pour appeler aux vieux souvenirs, il faut les jouer. OM n’a finalement pas cessé de penser sa musique, de faire vivre ce langage propre qui s’épanouit - bien malgré lui - dans « Covid-19 blues », comme un feulement rampant, vivant et inquiétant du saxophone qui enserre les autres musiciens, à commencer par une guitare qui s’évapore comme un nuage toxique. On ne saurait, finalement, pas décrire la période autrement que par l’abstraction que propose OM. Il ne faut néanmoins pas négliger la puissance de Christy Doran : dans le long et central « It’s About Time », le guitariste nous invite à une sorte de groove souterrain qui renoue avec certaines habitudes des années 70, vite déconstruites par un Leimgruber soudain chauffé à blanc. On pense, en terme de filiations engendrées par les musiciens de OM, qui ont durablement marqué la scène helvète, à Manuel Mengis, et notamment à son orchestre Le Pot, qui s’est nourri de cette musique. Il y a de la gourmandise dans ce disque de OM, un plaisir puissant. Un désir réel de se confronter au temps qui passe en se donnant comme contrainte de ne pas trop regarder en arrière mais au contraire de reprendre là où l’histoire s’était mise en pause, avec cependant les évolutions de chacun des solistes durant les dix ans qui séparent les deux derniers enregistrements.

En ce qui concerne Leimgruber, la période actuelle se conçoit avec un autre saxophoniste suisse, Omri Ziegele. Le leader de Billiger Bauer est comme en miroir avec son aîné. À l’alto, il est nerveux, instable en apparence mais tient la longueur, porté par une paire rythmique phénoménale : Christian Weber à la contrebasse et Alex Huber à la batterie. Ce dernier est un proche d’Yves Theiler qui travaille avec Ziegele depuis des années. Il y a dans Altbüron toute la puissance anguleuse des travailleurs, et dans la relation entre Leimgruber et Ziegele, on croit reconnaître une forme de compagnonnage. On y apprend la colère et la patience avec une intensité rare, dans un morceau unique qui monte en puissance, fait de la nervosité un véritable carburant. Dans cet orchestre, comme on peut le voir dans une vidéo enregistré en Autriche, on découvre cette sérénité qui anime Leimgruber depuis des décennies et dessine une carrière hors du commun qui ne fait guère de cas du tumulte extérieur et trace son chemin. Une force tranquille.