Scènes

Vidal-Mingus, ou les fables du Moulin à jazz

On ne saurait rêver plus belle affiche que Charles (Mingus) à Charlie Free… « Fables of Mingus », tout un programme concocté avec amour par le contrebassiste Jacques Vidal et son quintet…


Intense moment de musique au Moulin à Jazz de Charlie Free (Vitrolles) avec le groupe du contrebassiste Jacques Vidal, sur un programme intitulé « Les Fables de Mingus ». Atmosphère club, proximité entre public et musiciens… Au bar, on sert des coteaux d’Aix tout en vendant des disques…

Étonnant comme cette musique touche au cœur, frappe au plexus, dégage énergie et swing. Une musique black, irriguée de blues, nourrie au gospel pour un public blanc entièrement acquis à sa cause. Difficile de s’imaginer aujourd’hui que Charles Mingus ait eu de telles difficultés à s’imposer tant sa musique est immédiate. Quelle terrible époque de ségrégation et de haine raciale où ce personnage, marqué par la rage de vivre et la honte d’être noir, faisait peur ! Chevalier du désespoir à la drôle de figure… Et pourtant, quelle révélation pour les veinards qui purent l’écouter en live !

Jacques Vidal © Gérard Tissier 2011

Le Portrait de Mingus esquissé par « Willow Weep for Me », qui introduit le concert, permet d’entendre le contrebassiste et la chanteuse marseillaise Isabelle Carpentier, qui en a composé les paroles. Des paroles sensibles et justes. Voilà qui pose le personnage ; pour en préciser certains traits, on entendra plus tard un extrait de Beneath the Underdog qui va plus loin en resituant la personnalité schizophréniquement répartie en trois « moi ». Il ne faut pas avoir peur de la musique de cet « ogre enragé » : elle est paradoxalement baignée de douceur mélodique, et l’influence des grands du jazz (Duke Ellington, Jelly Roll Morton) y est nette.
Mingus est servi royalement par ce quintet complice : un chant et une danse de contrebasse affirmés, affinés par cette énergie sereine qui se propage dans le groupe. Jacques Vidal laisse faire les soufflants, le quartet étant poussé par les élans du percussionniste, un Xavier Desandre-Navarre à fleur de peaux et à la gestuelle chorégraphique qui semble (ce n’est qu’une apparence) parfois incontrôlable.

Quand vient le tour du grand classique « Fables of Faubus », qui inspire ce programme de résistance où Vidal ne signe que deux compositions (il préfère en effet, avec ce répertoire et cette équipe de rêve, rejouer la musique de Charles Mingus - il détestait le diminutif bonhomme de « Charlie »), c’est la liesse. En dépit du thème dramatique et de l’arrière-plan politiquement brûlant, cette composition est irrésistiblement entraînante dans cet arrangement astucieux. C’est un « labour of love », évidemment ; Jacques Vidal est tombé tout jeune dans le chaudron mingusien (après un passage chez Magma tout de même - quelle école !) et on voit bien qu’il ne s’en est jamais dépris, qu’il fait même serment d’allégeance au grand contrebassiste. On sent d’emblée qu’on est en territoire jazz sans avant-gardisme de bon aloi, mais sans revivalisme non plus.

Jacques Vidal est un musicien trop rare, et c’est tout à l’honneur de Charlie Free que d’inviter des ensembles aussi méritants… car oubliés des médias. Vidal n’est pas à la mode, et pourtant quel authentique jazzman ! alors qu’on s’évertue à vanter les mérites de certains tout en expliquant par ailleurs qu’ils sont dans les marges, à la lisière, qu’ils ne font pas vraiment du jazz… Eh bien en voilà, un vrai jazzman ! Et si vous voulez connaître son pedigree, allez donc consulter le Nouveau Dictionnaire du jazz !
Après Sans issue (2004), et un précédent hommage, Mingus Spirit (2007), le contrebassiste français continue à se passionner pour ce maître de l’histoire de la musique afro américaine. Ses re-créations judicieuses servies par un casting impeccable en sont le plus bel hommage, bien qu’il m’ait avoué ne pas aimer le terme. Ce qui l’intéresse n’est pas tant de servir la musique à l’identique, comme la veuve de Charles, Sue Mingus, gardienne du temple et du culte, grande prêtresse qui continue à entretenir la flamme avec un, voire plusieurs big bands. Ici on célèbre l’esprit plus que la lettre, on en convient, mais l’énergie et le tempérament volcanique des musiciens, l’authentique travail de placement et de distribution des rôles, les arrangements vigoureux de cette partition entraînent une adhésion sans réserve. Il faut dire que Daniel Zimmermann (tb), Pierrick Pedron (as) et Xavier Desandre-Navarre (perc) savent répondre aux exhortations de l’artiste.

Jacques Vidal © Gérard Tissier 2011

Résumons-nous : quartet efficace, paire rythmique soudée qui offre aussi de belles interventions individuelles, et souffleurs chaleureux. Pedron prend d’ailleurs une nouvelle direction plus free… Oui, cela semble aller à l’encontre de certaines idées reçues, mais quand on le connaît ce n’est guère étonnant : chacun de ses albums contribue à compléter, éclairer autrement le portrait d’un musicien doué qui s’est consacré au seul alto. Il a toute la fougue, l’emballement des musiciens free sans que l’écart par rapport à la mélodie freine le plaisir de l’écoute. On sent bien qu’il se lance, se lâche, prêt à perdre ses marques et ses repères, à tout risquer. Une chose qu’on ne peut partager avec lui mais qui transparaît sur scène…
Le tromboniste Daniel Zimmerman n’est pas en reste, et ce combat rapproché qui a tout de l’engagement est enthousiasmant à suivre ; dans le premier set, il offre des interventions musclées sur « Pithecanthropus Erectus ». La première partie s’achève sur un tendre « So Long, Eric » dédié à Dolphy ; après l’entracte, on entendra d’autres titres tout aussi réussis, tels « Boogie Stop Shuffle », « Jelly Roll », « What Love »…

Le disque était enchanteur, le concert est puissamment toxique : il s’empare irrémédiablement de vous et de vos neurones. Mingus paraît “classique” aux plus jeunes - ils le disent ; pourtant, comment résister au thème de « Moanin » ? Une fois encore se pose la question des compositions actuelles. Quelles sont celles qui résisteront au temps et pourront se transmettre de cette manière ? La musique de Mingus embrase tout et met en scène un joyeux désordre, rageuse et désirante.

Last but not least, l’aspect visuel n’est pas en reste ; en effet, le concert donne à voir aussi bien qu’à entendre. La bonne idée de la soirée consiste à illustrer la musique en temps réel par les compositions-collages de Jérémy Soudant qui défilent, plus ou moins aléatoirement, sur un écran. Tableau complet, scéniquement parfait. Ce graphiste, qui a déjà réalisé deux pochettes de Jacques Vidal, a connu Charlie Free par son intermédiaire et, de fil en aiguille, en est venu à réaliser les affiches (superbes) du club. Photos, collages, montages, peintures, encres de Chine, depuis sept ans il travaille sur de nombreux supports. Ses personnages-silhouettes ressemblent parfois aux esquisses de Dufy, comme si ses virgules s’envolaient jusqu’en Afrique, figures-masques aux yeux de cauris (il a vécu au Cameroun). En tous cas, “l’œil écoute”, on le sentait bien ce soir-là…