Portrait

WE INSIST ! Records, la résistance s’organise

Présentation du label italien WE INSIST ! Records, né dans la région de Milan en 2018.


Nous avons posé quelques questions à un de ses fondateurs, le clarinettiste Nino Locatelli.

Comment est né le label WE INSIST ! Records ?

Avec Maria Borghi [1], nous avons commencé à parler du label en 2012. Il a fallu quelques années pour clarifier la voie que nous voulions emprunter. WE INSIST ! Records est né de la forte détermination de Maria à soutenir et diffuser ma musique et la musique de musiciens qui, comme moi, pour diverses raisons, sont en marge ou risquent de s’y retrouver. Il est également né de la rencontre avec des personnes incroyables comme Gianmaria Aprile [2] et Pietro Bologna [3]. Sans la générosité et l’expérience de Gianmaria, nous ne serions pas où nous en sommes aujourd’hui. Par ailleurs, je me sens très proche du travail artistique de Pietro ; il est pour nous un œil extérieur qui éclaire souvent d’une autre lumière notre travail de musiciens.

La philosophie de WE INSIST ! Records, si l’on peut dire, est d’essayer de prendre le temps de faire les choses correctement, en prenant soin de tous les détails. Mais avant tout, c’est de vivre chaque projet comme un travail collectif. Le nom du label commence par We ; le premier coffret produit par le label s’intitule Us (pipeline 3 & 5). Cela renvoie à la fois à la fin des titres des morceaux du disque en latin mais aussi au pronom anglais « us », nous en français.

La référence à l’album WE INSIST ! de Max Roach (Candid Records, 1960) est explicite. Fonder un label indépendant attaché à l’objet disque (CD et LP) est-t-il un acte politique, militant, un acte de résistance contre l’industrie mercantile de la musique ?

Oui, la référence à Max Roach est en soi significative et nécessaire compte tenu de la façon dont les choses se passent dans le monde aujourd’hui. WE INSIST ! Freedom Now Suite est un disque qui photographie un moment historique. Il revendique des droits et affirme des grands principes toujours d’actualité dans le monde d’aujourd’hui. Mais c’est aussi un disque qui contient une musique qui, près de 60 ans plus tard, sonne fraîche et nouvelle à chaque écoute, et où plusieurs générations de musiciens se rencontrent. Un disque avec une image de couverture inoubliable et des graphismes aussi simples qu’efficaces. Le sens du terme « insister » a non seulement des implications politiques mais aussi sociales et personnelles qui sont très larges et actuelles. Ce n’est pas un hasard si vous parlez d’un acte de résistance. Insister, c’est consacrer du temps et de l’attention aux choses, et c’est ce que nous avons tendance à ne plus faire aujourd’hui pour obtenir des résultats certains et rapides. Insister pour résister. Résister pour exister.
Pour illustrer mon propos, je voudrais citer quelque lignes d’une des pages du livre Dwarf Treatise du poète suisse Franco Beltrametti (1937-1995) : « - Mais alors, Monsieur Nanetto, avez-vous aussi des idées politiques ? - Bien sûr, monsieur. Toutes les idées sont politiques. Seule la « politique » est sans idées."

Comment choisissez-vous les projets que vous soutenez ? Les albums déjà sortis font référence à un groupe de musiciens avec lesquels vous êtes très proches (beaucoup jouent sur vos propres disques). Parlez-nous de ces musiciens. Peut-on parler de communauté (esthétique, politique, amicale…) ?

C’était notre premier choix : soutenir les activités d’un groupe de musiciens avec qui nous avions des relations d’amitié et d’estime et avec qui nous collaborions déjà. Évidemment on n’exclut pas d’agrandir le cercle. Mais pour le moment tous les disques de notre catalogue ont été enregistrés par des musiciens qui font partie de mon groupe, pipeline 8. Ils documentent leurs activités en solo, en sous-groupes issus de pipeline 8 ou leurs collaborations avec d’autres musiciens. Donc oui, nous pouvons certainement parler de communauté en ce qui concerne l’amitié et une sensibilité sociopolitique de base, mais je ne parlerais pas d’une esthétique musicale commune. Au contraire, l’idée est de faire vivre ensemble et dialoguer des points de vue différents.

On peut qualifier la musique du label d’avant-gardiste. Plusieurs chapelles y cohabitent, même si des références stylistiques communes sont à l’œuvre : free, improvisation, musique contemporaine, musique répétitive aussi. Comment définiriez-vous la musique défendue par le label ? Pouvons-nous nous fier à la citation de Thelonious Monk "You’ve Got To Dig it To Dig It, You Dig ? » (intraduisible) pour essayer de la définir ?

Je n’aime pas le mot avant-garde ; cela supposerait qu’il y ait une arrière-garde. Cela voudrait dire que ce qui est nouveau est nécessairement meilleur que ce qui est ancien et qu’il suffit d’appartenir au nouveau pour avoir résolu le problème quotidien de chaque activité créatrice, pour découvrir quelque chose de frais, quelque chose de vivant. La musique improvisée, le jazz, la musique contemporaine, la musique répétitive, le noise, l’ambient, la chanson ne sont que des points de départ en fonction de son histoire et de ses goûts personnels. Ce qui importe, c’est où vous arrivez, pas d’où vous partez.
Le label ne défend donc pas UNE musique, il défend les musiciens qui sont en recherche, en quête de la musique, quelle que soit l’endroit d’où il parte.
La phrase de Monk est notre mantra, notre préoccupation permanente, notre stimulus, notre avertissement quotidien ; la chose la plus importante c’est de creuser, de chercher. J’aime les musiciens qui cherchent, même s’ils creusent dans des endroits où je n’irais jamais personnellement.

Quelles sont les prochaines sorties du label, les projets ?

Les sorties prévues pour 2020 sont le duo de Joëlle Léandre et Pascal Contet Area Sismica, le solo de Gianmaria Aprile Rain, ghosts, one dog and empty woodland, la suite Four Winds, écrite par le contrebassiste Andrea Grossi pour son Blend Orchestra et Kakuan suite de mon trio pipeline avec le batteur Cristiano Calcagnile et Andrea Grossi. Nous envisageons également d’ajouter au catalogue du label une nouvelle série que nous appellerons In Viaggio. Des productions plus légères que les productions normales qui nous permettront de documenter des anciens groupes, des concerts particuliers, des moments importants, des projets « oubliés », des enregistrements réalisés en tournée et plus encore. Le thème du voyage auquel nous faisons référence peut recouvrir plusieurs aspects : le voyage des musiciens en tournée, le parcours musical d’un groupe dans le temps, le voyage de la musique en général, de l’auditeur, des sons ou de la série elle-même.
En raison de la pandémie de coronavirus, nous avons dû suspendre à la fois les concerts « Even at Home » que nous avions prévus et l’organisation d’un WE INSIST ! festival que nous organisions dans les Pouilles entre mai et août pour présenter les groupes et les propositions du label.

par Julien Aunos // Publié le 13 septembre 2020

[1Directrice de la société d’édition Maobi, illustratrice, graphiste et flûtiste à ses heures.

[2Guitariste, ingénieur du son et producteur de disques (Fratto9).

[3Photographe et clarinettiste.