Tribune

Wadada Leo Smith, tentative d’épuisement d’un lieu chicagoan

Description du trompettiste en urbaniste.


Great Lakes Quartet (c) Dominik Huber

Que Wadada Leo Smith, au-delà de son statut de musicien, soit un brillant intellectuel, humaniste et curieux de tout, la chose est entendue. Son parcours musical, tout comme nos récents articles et interview à l’occasion de ses 80 ans, l’illustre à loisir. Compagnon de route de l’AACM et aîné d’Anthony Braxton avec qui il partage davantage que la Creative Construction Company, Wadada Leo Smith est un symbole, voire un précipité de l’histoire américaine contemporaine. Et un amoureux de Chicago.

Né dans l’État du Mississippi, dans une bourgade à mi-chemin entre Jackson et Memphis, acculturé à la musique par son beau-père, le bluesman Little Bill Wallace, Wadada Leo Smith (WLS) a rejoint Chicago en 1967 après avoir quitté l’US Army. Sa musique récente est constellée d’hommages aux figures du Mouvement pour les Droits Civiques ou de la Great Black Music, mais avec son Great Lakes Quartet, c’est à la géographie qu’il s’attache. En apparence.

Wadada Leo Smith (c) Gérard Boisnel

 
La question et la conception géographique de la musique est depuis longtemps pensée par Anthony Braxton, et là aussi, les deux musiciens se retrouvent. Mais là où le saxophoniste envisage la cartographie comme une notion de déplacement et de réseau, voire plus globalement d’espace et de systémie, WLS la pense plus directement, ou du moins plus stratégiquement comme un objet social et politique. Depuis son récent hommage à Billie Holiday, ou de manière plus ancienne à Rosa Parks, on sait que WLS dédie sa musique pour mieux la jalonner. De la même façon, le brillant Great Lakes Suite, paru en 2014 sur le fidèle label d’Helsinki TUM, est une déclaration d’amour aux grands lacs qui bordent Chicago ; une manière de déterminer un périmètre. Ces dernières semaines, toujours chez les Finlandais, WLS fait paraître, ultime célébration sans doute de ses 80 ans, un coffret découlant directement de ces Great Lake Suites : les quatre Chicago Symphonies, dédiées à la ville-monde des Grands Lacs, avec le même brillant quartet. Un coffret de quatre disques, autant de joyaux (Gold, Diamond, Pearl, Sapphire).

C’est un quartet à la fois légendaire et très équilibré qu’a réuni WLS. Une histoire de fidélité aussi, comme celle qui le lie au contrebassiste John Lindberg, qui joue avec lui depuis des années. Il y a une vraie connexion entre les deux musiciens ; le jeu du contrebassiste offre au trompettiste toute la liberté de discours nécessaire, assurant un canevas solide. L’homme de base, des fondations. La relation avec le batteur est idoine : on l’a dit lors d’un récent trio avec Vijay Iyer, l’amitié entre le trompettiste et Jack DeJohnette est ancienne et prolifique ; c’est néanmoins dans ce Great Lakes Quartet qu’elle trouve, sans doute, sa plus belle expression. DeJohnette est le feu qui couve, c’est aussi le maître d’œuvre de l’architecte Wadada Leo Smith. Sur le quatrième mouvement de la Gold Symphony, « West End Blues and The Sonic Weather Bird », écrit pour évoquer Earl Hines, Louis Armstrong ou Baby Dodds, le dialogue liminaire entre WLS et DeJohnette, qui encadre la complexité orageuse des rapports entre les soufflants, est le témoignage d’une grande fraternité. C’est une piste importante : quand Chicago se cartographie sous le cuivre de WLS, c’est une ville solide, peuplée de souvenirs, qui se construit à la manière d’un architecte qui bâtirait un projet global, Le Havre de Perret ou le Brasilia de Niemeyer ; c’est sans doute aussi la tangente entre cette œuvre et les travaux de Braxton qui travaille la structure, les moyens donnés à l’auditeur de faire de la ville sa propre expérience.

Pour compléter ce quartet, Henry Threadgill joue davantage la mouche du coche. C’est surtout, avec DeJohnette, le seul natif de Chicago et donc, à beaucoup de points de vue, une sorte de condensé de ce qui fait la ville, plus que les symboles, son âme, son quotidien et sa survivance. Fondateur de l’AACM, il est à son aise dans les partitions de WLS. Il est le contrepoint idéal à la trompette, dans la complexité comme dans la concorde, telle qu’on l’entend sur le nébuleux « Mouvement 2 » de la Pearl Symphony, adressé au fondateur, à la conscience de l’AACM, Muhal Richard Abrams. Plus tard, sur la Sapphire Symphony, c’est Jonathon Haffner qui supplée Threadgill, pour la pièce la plus politique du coffret des Chicago Symphonies, dédiée aux deux présidents chicagoans, Abraham Lincoln et Barack Obama. C’est dans cette configuration que nous les avions photographiés à Berlin en 2016. Et ce « Final » (puisqu’on parle de symphonies) est une perspective ouverte, une insertion de Chicago dans l’histoire des États-Unis, à la place où elle doit être, centrale. C’est aussi une façon de replacer cet épuisement de l’identité de Chicago, pour le dire à la façon de George Perec, dans une perspective historique. Ce qui le rapproche aussi d’autres travaux de membres de l’AACM, de Matana Roberts à Kahil El’Zabar.

Mais revenons aux prémices, à 2014, à cette Great Lakes Suite qui définissent une topographie, indispensable à toute géographie sociale. « Lake Ontario », et ce jeu d’archet puissant de John Lindberg au milieu des tutti d’un orchestre très ramassé, avec la batterie élégante quoique nerveuse de Jack DeJohnette, permet de bien comprendre le dessein de WLS. C’est une approche naturaliste, presque picturale, que recherche le trompettiste. Mais avec du relief, un sentiment d’immersion dans un biotope qu’incarnerait la flûte d’Henry Threadgill, véritable point de balance de la trompette. L’air et l’eau.

Dans « Lake Michigan », morceau plus long, on change d’atmosphère. Plus dur, plus free aussi dans la relation entre Threadgill et WLS. Plus industrieuse ? La ville se bâtit : le Lac Michigan est sur le territoire étasunien dans sa totalité (il ne fait que border le Canada, et Milwaukee, ville riche, est à son point Nord-Ouest). C’est le point de départ de la Rust Belt, qui continue jusqu’au Lac Erie, avec Detroit, Cleveland ou encore Akron, qui ont subi de plein fouet la crise du secteur automobile. D’ailleurs le « Lake Erie », qui borde ces villes, est un mélange d’instants impavides, canalisés par les pizzicati de Lindberg et les soudains éclats des soufflants. La cartographie voulue par Wadada Leo Smith n’est pas que physique et géologique. Elle est éminemment politique. Ce qui prend davantage de consistance avec le présent coffret qui s’installe sur ce territoire précisément délimité

La cartographie voulue par Wadada Leo Smith n’est pas que physique et géologique. Elle est éminemment politique.

On l’aura compris, même lorsque le thème est l’unité de lieu, Wadada Leo Smith a comme matériel de création la Ville dans sa dimension sociale ; et encore une fois, c’est ce qui le différencie de Braxton sur cette approche géographique, ce dernier axant sa grammaire sur l’unité de temps et l’espace, ainsi que sur la notion de réseau. Les Chicago Symphonies présentent la ville à travers des portraits, des souvenirs, des fragrances. Il en résulte une approche de la cité très cubiste, ou plutôt totalement déconstruite, qui présente Chicago comme une succession de quartiers fantasmés mais réels qui forment un tout. Des chemins d’usage, comme disent les urbanistes, qui fondent la ville à la hauteur de ses habitants. Ainsi, la nervosité du « Mouvement 2 » de la Gold Symphony, sous-titrée « Joyful Sound and The Numbers : People : The Art Ensemble of Chicago », véritable centre névralgique de cet série de symphonies interconnectées, agit comme un système de blocs qui s’imbriquent. Ici, la contrebasse de Lindberg joue un ostinato des plus secs alors que la trompette agit en pleine lumière et en liberté. Plus au nord, dans l’évocation d’Amina Claudine Myers (« Mouvement 1 »), c’est davantage la batterie de DeJohnette qui bâtit une structure dont Henry Threadgill se saisit avec une certaine émotion, presque de la révérence. Comme certaines villes européennes ont leur quartier muséal et fortifié, WLS offre à Chicago un centre historique chimérique qui fait sens et qui fonde la cité.

Jonathon Haffner, John Lindberg, Marcus Gilmore, Wadada Leo Smith

La ville amoureuse de Wadada Leo Smith se déroule au fur et à mesure de l’écoute. Il y a des déambulations plus douces, des Sidewalks larges et ensoleillés, comme le « Mouvement 2 » de la Diamond Symphony, un modèle de bienveillance dans laquelle la trompette est un velours économe de notes et de gestes. Dédié à la jeunesse (« Chicago : Culture, Creativity and The Artistic Passion : A Profile of The Next Generations »), il offre des perspectives, et un espace pour projeter la ville dans de nouveaux espaces. Le Chicago de WLS est avant tout culturel, et se construit sur ce paradigme. La capacité de WLS et ses pairs à se saisir de la musique des figures qu’ils évoquent est époustouflante : Louis Armstrong, Baby Dodds ou encore Muhal Richards Abrams, comme précédemment évoqué. C’est d’autant plus fascinant sur le « Mouvement 1 » de la Pearl Symphony qui tire sa révérence à Braxton (« For Alto : In The Orchestra : N-M488 : Anthony Braxton : Operas »). Le morceau est une plongée dans le langage du saxophoniste (N/M488 est une parcelle d’un titre de 3 Compositions of New Jazz enregistré par la Creative Construction Company en 1968) qui l’intègre parfaitement dans une réflexion globale sur l’identité des villes et ses facettes multiples, avec notamment un travail fabuleux des soufflants avec la batterie de DeJohnette. La ville se construit sur ses acteurs. Le paradigme est des plus humanistes.

On se promène dans le Chicago de Wadada Leo Smith avec le nez au vent et les oreilles aux aguets. Huit ans après avoir cartographié les alentours géologiques d’une mégapole, le trompettiste nous en propose la visite guidée avec les plus talentueux des guides, jusqu’à cette Sapphire Symphony qui met Chicago en scène, sans cependant la laisser glisser dans l’illusion. Cette vision de Chicago que nous offre WLS nous est immédiatement familière, et s’avère fort émouvante. Sans y être jamais allé, on se sent un peu chez nous, le Chicago des amateurs de Creative Music. The Chicago Symphony est un coffret majeur, tout comme l’est cet incroyable quartet, qui nous offre un aller simple pour l’Illinois, sans bouger de son fauteuil.