Scènes

Atlantique Jazz Festival

Adegoke Steve Colson, Duo Wadada Leo Smith/Mike Reed, Serpentine & the Pup House, Bitchin Bajas


Serpentine & the Pup House. Photo Victor Pénicaud

50 bougies de l’AACM, opération « Chicago à Paris », l’esprit de la Windy City soufflait fort sur la France tout ce mois d’octobre. À Brest, ces célébrations prenaient des allures de feux d’artifice durant l’Atlantique Jazz Festival, avec 16 jours et près de 30 concerts consacrés aux musiques de la troisième ville des Etats-Unis.

L’occasion pour Penn Ar Jazz de fêter dans une ambiance familiale trois ans de joyeux échanges entre Brest et sa cousine des grands lacs. Depuis 2012, les rencontres transatlantiques font partie du paysage brestois grâce aux dispositifs ARCH et The Bridge. De réunions impromptues en affinités cultivées, des ponts esthétiques se sont construits entre les deux familles, au point qu’elles ne forment parfois plus qu’une. Le 13 octobre, le Third Coast Ensemble, orchestre expérimental dirigé par Rob Mazurek et composé de 10 musiciens de la scène de Chicago et de 7 musiciens de Brest a réussi l’exploit de déplacer 1500 personnes pour sa création au Quartz.

Le dernier week-end du festival mettait à l’honneur trois des musiciens parmi les plus importants de l’AACM : Adegoke Steve Colson, Wadada Leo Smith et Mike Reed. Il montrait également une autre facette du bouillonnement créatif de Chicago avec deux groupes issus de sa scène alternative : Serpentine & the Pup House et Bitchin Bajas.

Adegoke Steve Colson est une des personnalités les plus mystérieuses et méconnues de l’AACM. Pianiste et compositeur cultivé et exigeant, il a consacré une large partie de sa vie à l’enseignement et à l’écriture, pour le théâtre, la danse ou des formats multimédias. Son univers inclassable et composite, aussi bien influencé par le jazz que par la musique classique du 20ème siècle, fait l’admiration de ses pairs (à commencer par Vijay Iyer) mais ses tournées à l’étranger se font rarissimes : le 17 octobre, il effectuait son unique date en Europe dans le grand auditorium du Conservatoire de Brest.

Encyclopédie vivante de la musique occidentale comme des musiques du monde (il enseigne les musiques irlandaise, indonésienne, égyptienne, chinoise, moyen-orientale), il brasse les répertoires et les façons pianistiques. Abstraction à la Stockhausen, bourrasques ceciltayloriennes ou harmonies ellingtoniennes s’entrecroisent et se répondent dans son discours avec la même force d’incarnation, et sans jamais apparaître comme de vaines citations. Car l’érudition se fait toujours oublier derrière la poignante et audible humanité du pianiste. Steve Colson ne nous emmène pas dans un musée ou dans une bibliothèque de beautés conçues par d’autres, mais au plus profond de son expérience vécue, qu’il dévoile avec une sincérité qui n’a d’égale que sa pudeur. Tous ces langages lui sont nécessaires pour dire la variété des tours que peut prendre son esprit lorsqu’il trébuche sur une idée ou s’exaspère contre sa condition. Lorsqu’il chante intérieurement sa quiétude ou qu’il s’évade aussi parfois, et s’éparpille dans la contemplation.

Au terme de 70 minutes de piano autobiographique ininterrompues, le pianiste se lève de son siège, de nouveau intimidé, déstabilisé de redécouvrir la présence de son public. Comme un homme peu habitué aux confidences mais qui se rendrait compte brusquement de tout ce qu’il vient de livrer. Et de l’émotion bouleversante qu’il vient de produire.

Le soir, le festival prend ses quartiers à la Passerelle, centre d’art contemporain de Brest. Plongé dans la pénombre, le décor brut et minimal de l’ancien entrepôt convient comme un gant aux deux groupes qui s’y succèdent ce soir.

Formé des Chicagoans Adam Wozniak et Sara Drake et du Nantais Vincent Dupas, Serpentine & the Pup House pourrait être qualifié de spectacle son-lumière, si ce terme n’était réservé aux shows destinés à produire des acouphènes sonores et visuels aux visiteurs du Futuroscope. Leur approche à eux est d’avantage tournée vers la poésie discrète et contemplative que vers les pétarades à décibels.
Quelques accords de guitares réverbérées, une pédale de contrebasse et des ombres sino-géométriques leur suffisent à suggérer des paysages mouvants et flottants comme un horizon matinal. Une musique d’esthètes, qui rêvent de petits lendemains qui chantent en faisant la sieste, à l’abri derrière leurs persiennes mi-closes.

La musique de Bitchin Bajas s’inscrit dans la même veine méditative, avec peut-être un psychédélisme plus fortement dosé en produits chimiques. Des grandes ondes aux couleurs vives et amples s’échappent lentement de leurs claviers d’un autre temps. Orientalisme analogique à la Terry Riley, envolées de flûtes, rien ne manque à leurs aurores boréales vintage. Assis ou allongé sur le sol, le public se laisse emporter dans cette semi-conscience auditive.

Mike Reed. Photo Michael Parque

Artiste pivot du festival, Mike Reed retrouve pour la finale du festival le trompettiste Wadada Leo Smith dans un auditorium du Conservatoire encore sous l’émotion du concert de la veille. Mike Reed est une sommité de la vie musicale de Chicago. Musicien mais également producteur de concerts, le batteur a participé à la fondation du Pitchfork Music Festival, du Brilliant Corners of Popular Amusements Festival, et établit la programmation du Chicago Jazz Festival et d’Umbrella Music. Il entretient des échanges réguliers avec son illustre aîné Wadada Leo Smith (le plus souvent en trio avec le multi-soufflant Douglas R. Ewart). Tous deux sont membres de l’AACM, même si leurs parcours respectifs sont trop vastes pour pouvoir être réduits à cette appartenance.

Dès sa première note, on comprend que la trompette de Wadada Leo Smith n’est qu’une extension de sa voix, enracinée dans un blues le plus profond et le plus nu, débarrassée de tout folklorisme bluesy. Courbant sa trompette vers le sol, il articule ses notes la gorge nouée. Des notes belles et souvent dérangeantes comme un cri d’amour ou de désespoir.

Ce n’est pas véritablement à une représentation que le public est convié, mais plutôt à une conversation entre deux hommes qui se suivent dans leurs confidences ou leurs errances, s’épaulent dans leurs solitudes respectives. Elle se construit avec la fragilité de l’introspection, avec ses moments de rupture et ses digressions. Elle frôle parfois le silence, un silence qui porte l’intensité de l’attente. Puis la parole reprend, à mi-voix. Le public écoute lui-aussi avec une grande attention, touché par ces deux hommes pudiques mais qui ne cherchent pas à cacher leurs fêlures intérieures sous le masque d’une banale virtuosité.

Quelques instants après les derniers applaudissements, les deux musiciens reviennent sur scène, visiblement désireux de rencontrer leur public et de poursuivre par la conversation le moment qui vient de se terminer. Des échanges en toute simplicité, à l’image de ce que Penn Ar Jazz parvient à susciter chez le public et les artistes malgré l’exigence parfois ardue de sa programmation. Intimidant, le free jazz ? À d’autres !