Chronique

Yazz Ahmed

La Saboteuse

Yazz Ahmed (tp), Dave Manington (b), Corrina Silvester (dms), Lewis Wright (vib), Shabaka Hutchings (cl b), Naadia Sheriff (elp)

Label / Distribution : Naim Jazz

Depuis quelques années, la scène jazz londonienne est porteuse d’un renouveau qui rayonne au delà des frontières de l’Angleterre et rencontre un public de plus en plus nombreux. Des artistes comme Shabaka Hutchings, Kamaal Williams & Yussef Dayes ou encore The Comet is Coming renversent les barrières et fabriquent des ponts entre les genres, offrant une sorte d’antidote à cet inquiétant repli communautaire auquel on assiste un peu partout. Partir de ce qui nous lie, de cette base commune qu’est notre humanité afin de partager nos différences, et permettre la rencontre de nos identités distinctes. Rien de mieux pour cela que la musique, langage universel par excellence.

Parmi les personnalités marquantes de cette nouvelle scène, la trompettiste anglo-bahreïnie Yazz Ahmed occupe une place de choix, et incarne magnifiquement cette démarche qu’elle revendique totalement. Mais les revendications de l’artiste vont au delà du seul désir de renouveau musical. Elle a signée récemment une tribune très inspirée dans The Vinyl Factory, dans laquelle elle alerte les consciences sur la place des femmes dans le jazz. « J’ai dû commencer mon propre groupe pour faire entendre ma voix », explique-t-elle. La voix d’une trompette qui a maintes fois résonné au delà du jazz - rien d’étonnant - tout en explorant et conciliant une musique héritée de ces racines moyen-orientales et anglaises. Reflet de son identité multiculturelle, et de ses nombreuses collaborations, elle qualifie son style musical de « jazz arabe psychédélique ».

C’est un deuxième album profond, maitrisé et élégant, le premier sur le label Naim Records, que Yazz Ahmed propose sous le titre La Saboteuse. Et fait qui n’est pas un détail, le disque comporte les contributions de Shabaka Hutchings à la clarinette basse, Naadia Sherriff au clavier Fender Rhodes et Lewis Wright au vibraphone.

Dans cet album, elle déclare instaurer un dialogue entre sa propre conscience positive et cette part plus sombre, qui participe à une sorte de sabotage intérieur, cette petite voix qui incline à l’auto-destruction, qu’elle nomme la Saboteuse.

L’album est porteur d’une intention, celle de raconter, dans une réelle dramaturgie, au fil des notes et des silences, une histoire en quatre chapitres, chacun illustré par Sophie Bass, qui a créé ses illustrations directement sur la musique. Le voyage commence par un prélude intitulé « Inhale », une douce entrée en matière, comme un éveil en terre inconnue et accueillante. Puis l’on est plongé dans l’ambiance heureuse, dansante et aux sonorités multiples de « Jamil Jamal ». Une sorte d’innocence juvénile, où tous les possibles se côtoient. Entrecoupé d’interludes, ce disque aux mille facettes nous dessine le tableau de la vie. Avec « The Space Between the Fish and the Moon », on est conviés à rejoindre cet endroit qui est aussi un état, ce flottement entre le haut et le bas, indéfinissable. « La Saboteuse » arrive par les notes graves et inquiétantes de la clarinette basse, que la trompette vient d’abord éteindre avant que ne débute un dialogue fugace, couronné et apaisé par les mots de Yazz Ahmed en personne. Des rythmiques ingénieuses prédominent et une musique naturellement inventive en découle. La suite du disque est énergique, dansante, jusqu’à « Organ Eternal », où le ton s’adoucit, dans une joie teintée de mélancolie, avant le postlude « Exhale ».

Un disque aux multiples langages, le son d’une musique vivante, presque organique, qui éveille, ranime, et ne peut laisser indifférents ceux qui s’y plongent. On peut lire parfois que cette nouvelle scène se cherche. Quoiqu’il en soit, on a envie de la suivre, car elle a bien trop à dire pour n’être qu’un feu de paille.