Chronique

Yvan Robilliard

Intuitions

Yvan Robilliard (p), Fabrice Theuillon (bs, ss), Nicolas Larmignat (dm)

Label / Distribution : Sans Bruit

Depuis quelques années déjà, l’oreille de l’amateur de piano frissonne de plaisir au seul nom d’Yvan Robilliard. Plus précisément depuis 2005, date de sortie de Mouvance, son premier album. Des débuts en solo, rien moins, car on n’a pas froid aux yeux quand on est paré de tous les dons, et qu’un monstre de l’instrument comme Antoine Hervé, se propose de produire votre premier enregistrement.

Après qu’on l’eut brièvement aperçu au sein d’IXO, un de ces groupes de jeunes qui font leur jazz avec du rock, c’est au sein de Dupont T, remarquable quartet réuni par Hubert Dupont qu’on l’entendit sur Spider’s Dance, élu par Citizen Jazz, et à la scène (excellent concert à l’Archipel, à Paris, en juillet 2008). La musique de ce groupe appartenant à l’obédience de Steve Coleman, Yvan Robilliard y montrait sa versatilité, fort à l’aise dans un genre modal et polyrythmique bien différent de celui exposé sur Mouvance. C’est avec cette formation qu’il a rencontré le batteur Chander Sardjoe, avec lequel il forme dorénavant un trio en compagnie de Jean-Luc Lehr : nous attendons avec une impatience non dissimulée le fruit, sur disque, de cette alléchante rencontre.

Mais ce jeune artiste, après avoir montré quelque disposition pour les éclipses, semble dans une phase plus continûment active, ce qui nous vaut la parution sur le label Sans Bruit d’Intuitions, un trio pas banal puisque dépourvu de basse mais non de saxophones – ceux de Fabrice Theuillon - ni de batterie (Nicolas Larmignat). On se souvient du premier au sein du Surnatural Orchestra et du second avec Stéphan Oliva, mais aussi Marjolaine Reymond pour le très beau Chronos in USA, où le piano était tenu par un certain... Yvan Robilliard ! Eh oui, le monde est petit, surtout celui du jazz. Mais l’existence d’Intuitions tient moins aux hasards du microcosme qu’à la perspicacité de Philippe Ghielmetti qui, même privé de ses ex labels - Sketch, Minium ou Illusions -, brûle toujours de la même passion de découvreur. Les jeunes musiciens le savent, qui n’hésitent pas à lui envoyer des bandes, telles ces premières prises du présent trio qu’Yvan Robilliard lui a fait parvenir en 2006.

Ce n’est cependant qu’en 2008, après le lancement de Sans Bruit, que l’occasion se présente de transformer les promesses en album. Stéphane Oskeritzian, un des trois fondateurs de cet excellent label « tout Web », ingénieur du son de son état et lui aussi séduit par nos trois musiciens, emploie alors sa science à les enregistrer. Résultat : cet Intuitions riche de dix plages composées par le pianiste et leader de ce trio. Atypique, le trio, Yvan Robilliard en convient. Et s’il reconnaît avoir bien écouté les grooves de l’Elastic Trio de Joshua Redman, Sam Yahel et Brian Blade ou, dans un autre genre, l’explosion d’énergie créative provoquée par la rencontre entre Cecil Taylor, Dewey Redman et Elvin Jones pour Momentum Space (Verve – 1999), il reconnaît que le choix d’une telle instrumentation est davantage le fruit du hasard et des affinités qu’un parti-pris esthétique.

Ce choix fut sans sans doute facilité par le large usage que fait Fabrice Theuillon du saxophone baryton, mais aussi et surtout par la technique confondante du pianiste : l’indépendance des mains lui permet un usage rythmique de la gauche qui en fait une section (hautement poly)rythmique à lui seul. Le batteur quant à lui, se distingue par une activité inlassable et des frappes énergiques. D’ailleurs, les trois artistes donnent souvent l’impression d’être quatre ou cinq : ils se multiplient à tel point qu’on se prend à guetter une respiration, un allègement de la texture ; mais ce ne sont que broutilles qui ne gâchent pas le plaisir qui vous saisit dès l’écoute d’« In Time », réminiscence du « Nostalgia In Times Square » de Charles Mingus. Comme souvent, la plume d’Yvan Robilliard y confie l’exposition du thème au saxophone, car nous sommes en présence d’un pianiste-compositeur qui ne pense pas que clavier, même si l’ébouriffant développement qu’il en donne montre que sur ce terrain du pianisme virtuose, il ne craint pas grand monde.

Mais si son agilité peut lui valoir des succès faciles, son écriture lui vaudra aussi l’estime des oreilles exigeantes, comme le montre la façon dont « Au fur et à mesure », qui porte bien son nom, se déploie, s’enrichit et monte en puissance au fil d’une construction parfaitement maîtrisée car sachant ménager des variations de climats : un très beau solo de piano calme et mélodique conduit peu à peu vers l’incandescence pendant que le baryton et la batterie gonflent la houle rythmique. Le climat sait s’apaiser avec les paisibles « Contemplation » et « L’éveil », deux thèmes qui évoquent un oncle graveur à qui était déjà dédié « Intérieur » (Mouvance). On y apprécie la grande qualité de chant du soprano de Theuillon.

L’amateur de classifications éprouvera quelque difficulté à étiqueter cette musique : si l’esthétique globale ne la destine pas aux amateurs d’horizons inexplorés, on serait bien en peine de citer des influences perceptibles ou des musiques voisines : c’est le miracle de la musique qui donne à l’infinie variété des individualités l’avantage sur l’étroit spectre des genres et des écoles. En tout cas, et le conclusif « Rise Of Evil » le signifie clairement, la marque profonde de la culture classique ne fait aucun doute, pas plus que la grande importance accordée à une pulsion rythmique raffinée mais sensible (« En potée » et ses références à l’instrument africain du même nom, et « Temps compté »).

Ces dix compositions proposent aux auditeurs attentifs un matériau d’une grande richesse. Ils leur donneront envie de réécouter souvent ces trois musiciens, et notamment ce très impressionnant pianiste et compositeur, qu’on a pu entendre récemment aux côtés de Médéric Collignon. D’ailleurs, cette rencontre pourrait bien avoir une suite, qui sait. Quoiqu’il en soit, ouvrons l’oreille : on a là un talent qui sort du lot.