Chronique

Heinz Sauer & Daniel Erdmann 4tet

Special Relativity

Heinz Sauer (ts), Daniel Erdmann (ts), Johannes Fink (b), Christophe Marguet (dms)

Label / Distribution : Jazzdor Series

Pour le troisième volet de ses témoignages captés durant le célèbre festival franco-allemand, le nouveau label Jazzdor Series a privilégié une formation qui lui ressemble : un quartet éphémère et transfrontalier construit sur une rencontre transgénérationnelle. Une gourmandise berlinoise enregistré au Kesselhaus, là même où les précédents concerts avaient été enregistrés, à quelques heures d’ailleurs du trio Magique... Preuve supplémentaire de la richesse de la programmation. Ici, ce sont deux saxophonistes ténors qui s’unissent. Daniel Erdmann est allemand et vit depuis plusieurs années en France. Il mène de front de nombreuses formations, dont le remarquable trio Das Kapital. Heinz Sauer vit en Allemagne, où il est considéré comme une légende du jazz. Un statut gentiment ignoré de ce côté du Rhin malgré sa longue route avec Albert Mangelsdorff depuis les années 60, ou plus récemment avec Michael Wollny et Joachim Kühn, autre aventure entre anciens et nouveaux venus.

La rencontre célèbre à la fois la mémoire et l’impétuosité ; en témoigne l’effervescent « 1000 Secrets », composé par Erdmann, où les saxophonistes jouent de front dans des styles assez différents mais complémentaires et qui favorisent une passementerie subtile. On reconnaît tout de suite Erdmann par son timbre ample et chaleureux, légèrement traînant, qui s’allie à merveille au jeu d’archet du contrebassiste Johannes Fink. Quant à Sauer, son jeu plus anguleux, plein de ruptures, trouve en Christophe Marguet un allié de circonstance pour dynamiter un propos où palpite une certaine tradition de la musique improvisée européenne. Fink et Marguet sont des partenaires de longue date d’Erdmann, mais cette base rythmique à la fois dense et agile se marie idéalement à l’univers musical de Sauer. Il suffit pour s’en convaincre de se laisser porter par le lyrisme éclatant de « Mouson », où les ténors s’échauffent sur le jeu d’archet tellurique de Fink, puis de plonger dans le court « Certain Beauty » de Mangelsdorff [1] où brillent quelques reflets du « Lonely Woman » d’Ornette.

Ce n’est pas la première fois que Daniel Erdmann croise le fer avec un collègue ténor. Il avait déjà expérimenté ce type de rencontre au sein du Mediums de Vincent Courtois. Mais ici, il poursuit la déclaration d’amour au jazz et à sa tradition européenne, déjà abordé avec Christophe Marguet dans le duo Together, Together. Avec son compère, il s’attache à entretenir les chemins de traverse défrichés par Mangelsdorff et les traits d’union entre les deux Allemagnes d’avant la réunification. Celle de Sauer et Mangelsdorff à l’Ouest, et celle de Sommer et Gumpert à l’Est... C’est tout le sujet de « Anmut Sparet Nicht Noch Mühe », l’hymne des enfants de la RDA composé par Hanns Eisler, auquel Erdmann a déjà rendu hommage avec Das Kapital. On trouve, dans l’urgence qui se saisit de la mélodie, une cartographie précise du rêve européen. C’est sans aucun doute la grande réussite de cet album.

par Franpi Barriaux // Publié le 25 octobre 2015

[1Un titre que Sauer avait déjà repris en duo avec Michael Wollny.