Scènes

Monheim Triennale, l’orpaillage collectif 🇩🇪

Chercher de l’or en improvisant, ça se passe à Monheim.


La seconde édition de ce festival s’est tenue en grande partie sur le Rhin, à bord d’un navire de croisière, improbable véhicule pour transporter – bien que solidement amarré – le public par de belles inventions et des rencontres fortuites.

Le bateau-concert sur le Rhin © Niclas Weber / Monheim Triennale

Décliné en trois séquences : The Sound, The Prequel et The Festival, la Monheim Triennale est le beau projet inventé par le maire de la ville, Daniel Zimmermann. Nichée dans une boucle du Rhin, sans gare mais à portée de route des grandes Düsseldorf, Cologne ou Leverkusen, la ville a tout misé sur une attractivité fiscale pour les entreprises, une facilité d’installation pour les habitants et des ressources dépensées dans l’intérêt général (transports, scolarité, équipement et culture). Outre quelques oeuvres disséminées dans la ville (la visite organisée pour les pros invités au festival a été faite par le maire en personne) dont un rond-point en forme de platine vinyle avec son bras de lecture, on trouve une petite salle de concert et bientôt, sortant de terre, un grand complexe culturel. Pour l’heure, les concerts se déroulent principalement sur le bateau à quai et pour les soli, dans la chapelle qui lui fait face.

The Prequel, sous-titré « How it all begins » - en référence aux films qui racontent les histoires d’avant les histoires des autres films… - rassemble des artistes internationaux, choisis par un groupe de programmateur·trices Yuko Asanumo, Jessica Hallock, Louis Rastig, Rainbow Robert et Thomas Vencker sous la houlette du fameux Reiner Michalke, directeur artistique de Stadtgarten à Cologne et ancien directeur du Moers festival.

Il s’agit de laisser les artistes se rencontrer, tenter des expériences, essayer et rater, sans préjuger d’un quelconque résultat.

Aussi, seize artistes aussi divers en termes d’origine, d’instrumentation, de parcours musical, de genre, se sont mélangé·es dans un étonnant melting-pot. Oren Ambarchi, Shannon Barnett, Brìghde Chaimbeul, Anushka Chkheidze, Ganavya Doraiswamy, Peter Evans, Heiner Goebbels, Shahzad Ismaily, Selendis S. A. Johnson, Darius Jones, yuniya edi kwon, Muqata’a, Rojin Sharafi, Terre Thaemlitz, Julia Úlehla et Ludwig Wandinger ont formé une véritable tour de Babel de l’improvisation mondiale. Et entre l’Écossaise joueuse de cornemuse Brighde Chaimbeul et le pianiste allemand Heiner Goebbels, 46 ans d’écart, soit presque un demi-siècle de musiques et références.

Heiner Goebbels, Ganavya Doraiswamy et Shahzad Ismaily © Henning Bolte

Les artistes sont venu·es seul·es, sans leurs groupes ou leurs camarades. C’est sur place et en fonction des affinités que les formes prennent vie. Aussi, comme il s’agit d’essais, les prestations s’enchaînent rapidement, par séries de trois en deux heures. Il est question de rencontres avant tout. Les individualités, autant que les caractères, s’expriment et comme dans la vraie vie, du groupe sortent quelques têtes plus extraverties que d’autres. On verra souvent le musicien américain Shahzad Ismaily faire le lien, sur et hors scène, avec humour et sympathie, jouer de la basse, du piano, du clavier, sachant aussi bien s’effacer si nécessaire. On admire aussi la présence discrète mais imposante du pianiste allemand Heiner Goebbels, qui offre de magnifiques duos à ses interlocuteur·trices. Son piano, souvent préparé, venant poser un cadre serein et assuré aux improvisations.
La vocaliste américaine, de culture Tamoule, Ganavya Doraiswamy ou lea vibraphoniste et tromboniste américain·e Selendis S. A. Johnson ont exprimé avec énergie et couleur leurs émotions musicales et personnelles. D’autres personnalités, plus en retrait, ont également contribué à faire de ces trois jours de musique et de surprises un moment détendu, fluide et bienveillant. La scène dans le ventre du navire bénéficie d’un bon son, clair et bien dosé qui rend justice à la musique.
Une intervention avec des enfants de la ville vient clore le travail mené par Shahzad Ismaily, Darius Jones et Julia Úlehla avec notamment des pièces du folklore tchèque que le grand-père de cete dernière avait su collecter. Au club Sojus 7, un grand cercle de tables supporte la « Muzikmaschine », un ensemble d’appareils électroniques (claviers, laptop, effets, etc) permettant de mixer simultanément jusqu’à dix personnes. Cet outil a fait l’objet d’un travail avec les lycéen·nes de la ville.

Parmi les interventions du festival, dont la liste exhaustive se retrouve sur le site, certaines ont été plus marquantes que d’autres.

Brìghde Chaimbeul © Niclas Weber / Monheim Triennale

Le duo Goebbels-Chaimbeul a été magnifique. La joueuse de petite cornemuse écossaise (avec un soufflet manuel et un seul bourdon) a improvisé en pleine fusion avec le pianiste. Des incursions schumanniennes, un piano qui puise dans le blues et cette mélancolique complainte qui suinte du chalumeau transporte la centaine de spectateurs vers d’inconnus rivages.
L’Écossaise se produit ensuite en solo dans la Marienkapelle. Sans début ni fin, la musique surgit et disparaît, les sons s’étirent et forment une gangue pour isoler l’esprit et entrer en transe. Beaucoup plus ronde et douce que la cornemuse traditionnelle écossaise, celle-ci est jouée sans trop d’artifices, en se rapprochant du phrasé de la voix. Très applaudie, la musicienne joue comme bis une ballade de son île de Skye natale.
Le duo Willy & Nelsson aka Ganavya Doraiswamy et Shahzad Ismaily (au piano) a joué, dos au public mais face à l’écran géant qui diffusait le début d’un match de football de la coupe d’Europe en cours dans le pays au même moment. L’équipe d’Allemagne jouait (et a perdu). Les deux Américain·es, peu au fait des règles de ce sport, ont commenté avec plein d’humour les actions en cours, en musique, et lorsque l’équipe allemande semblait dépitée par son mauvais score, la chanteuse s’est lancée dans une prière hindoue.

Rojin Sharafi © Henning Bolte

L’énergie d’un duo de jeunes femmes - Anushka Chkheidze et Rojin Sharafi - basées à Utrecht et Vienne et originaires de Géorgie et d’Iran, s’est matérialisé sous forme de fusion électronique, brutale et industrielle dans lequel elles mélangeaient leurs ADN musicaux et culturels.
Un trio de soufflants composé de Shannon Barnett (trb, voc), Peter Evans (tr) et Darius Jones (as) a proposé une intervention basée sur des partitions, plus proche de la musique contemporaine que de l’improvisation jazz, en accords et en poursuites avec même une comptine chantée par la tromboniste.
Le pianiste Heiner Goebbels se produit en duo avec le Palestinien Muqata’a à l’électronique et aux field recordings. Le dialogue entre le piano préparé et les ambiances est limpide, dense, vibrant et la combinaison est parfaite. Les samples palestiniens choisis ne doivent rien au hasard et alertent sur la situation en cours à Gaza.

yuniya edi kwon (vl), Shahzad Ismaily (perc), Ganavya Doraiswamy (voc), Brìghde Chaimbeul (bpipe) © Henning Bolte

Un quatuor inédit et composé de Brìghde Chaimbeul (bpipe), Ganavya Doraiswamy (voc), Shahzad Ismaily (perc), yuniya edi kwon (vl), se lance dans une mélopée indo-orientale modale et méditative. Le violon et la cornemuse se partagent le lead, la basse assure la texture et la voix les paroles. C’est le grand mix, la musique monde.

Les autres rencontres ont produit des résultats plus ou moins intéressants et hormis les soli dans la Marienkapelle, pas de grandes découvertes. Mais la trentaine de rendez-vous musicaux et artistiques durant ces trois jours a montré la vivacité perméable des scènes d’Europe, de l’Amérique du Nord (USA/Canada) et, du Moyen-Orient. Cela démontre également le rôle important des conseiller·ères artistiques qui ont su dénicher et sélectionner des artistes aussi différents mais capables de travailler ensemble.
Rendez-vous est donné début juillet 2025 pour le troisième volet : The Festival, avec un programme sur mesure que les artistes du Prequel ont décidé de présenter.

par Matthieu Jouan // Publié le 25 août 2024
P.-S. :

Pendant toute la durée du Prequel, des caméras filmaient The Prequel, un documentaire du réalisateur finnois Mika Kaurismäki qui sera diffusé sur Arte en 2025.