Scènes

À Vaulx Jazz 2010 au jour le jour (3)


Mirabassi, si…

Les soirées estampillées jazz pur sucre ne sont pas toujours celles qui font le plein. Les organisateurs le savent, et c’est bien leur problème. La programmation d’un festival de jazz doit aussi consacrer la majorité de ses soirées à des musiques proches du jazz ou inspirées par lui. Celle du 24 mars 2010 entre dans la seconde catégorie. Comme on pouvait s’y attendre, elle n’a pas rempli la salle (500 festivaliers dans la salle Charlie Chaplin, pour une jauge de 800), mais il s’agissait ce soir là d’amateurs avertis. Un public attentif, prompt à accompagner et encourager de la voix et des mains les musiciens sur scène.

Giovanni Mirabassi © P. Audoux/Vues sur Scènes

C’est le cas en première partie avec l’hyperclassique formule piano/contrebasse/batterie, en l’occurrence représentée par l’élégant Italo-Parisien Giovanni Mirabassi, incontournable du jazz européen depuis une dizaine d’années entouré du transalpin Gianluca Renzi à la contrebasse électrique et du batteur américain - hors pair - Leon Parker. Trois hommes qui, depuis leur rencontre fortuite en 2008, s’entendent manifestement comme larrons en foire vu le plaisir manifeste qu’ils prennent à jouer ensemble. Giovanni Mirabassi a trouvé la paire idéale pour mêler le swing à son lyrisme transalpin — belle fusion assise sur son talent d’interprète et de compositeur. Le trio déroule les thèmes du dernier disque, Out of Track. Une musique exigeante, sensible, subtile, sous-tendue d’improvisations lumineuses. On n’y rentre pas tout de suite, mais une fois qu’on est installé dans cet univers, l’alchimie musicale opère.

  • Dominique Largeron

Le flamboyant come-back de Kenny Neal

Le 26 mars, le guitariste, chanteur et harmoniciste revenu de l’enfer Kenny Neal offre le paradis aux mille festivaliers présents à la salle Charlie Chaplin. D’une rare intensité, son concert en deuxième partie de la soirée blues, a duré près de deux heures.

Kenny Neal est discret sur ces cinq dernière années pendant lesquelles, très malade, il a complètement disparu de la circulation alors qu’il était au seuil d’une carrière prometteuse. C’est avec une joie de vivre, une gourmandise et une générosité rares vis-à-vis d’un public emballé que ce ce chanteur, guitariste et harmoniciste originaire de Baton Rouge est enfin revenu sur le devant de la scène.

Si sa terre natale est la Louisiane, le son lourdement électrifié de Kenny Neal et de son groupe très famille-famille (quatre Neal sur cinq musiciens, plus Bryan Morris à la batterie) se situe dans le pur style du blues de Chicago. Sa voix au timbre large, véritable torrent de montagne tapissé de cailloux, évoque par moments celle de Joe Cocker (que l’on verra à Vienne cet été). Mais il sait aussi manier la Telecaster comme personne et s’avère par ailleurs très à l’aise à la basse : après avoir emprunté celle de son neveu Darnell il se lance dans un slap funk à hérisser le poil. N’oublions pas qu’il a débuté dans le métier comme bassiste de Buddy Guy… Bon sang ne saurait mentir, le bluesman de Baton Rouge est aussi, comme son père Raful, un harmoniciste expressif au jeu spectaculaire. Seule petite faute de goût, certaines chansons sont tapissées de synthétiseur un peu dégoulinant (Tyree Neal).

Panama et pantalon blancs sur chemise noire, Kenny Neal est aussi un showman qui sait faire monter graduellement la température. Il finit par enflammer la salle en serpentant au milieu du public avec son seul harmonica et en enchaînant des variations incandescentes, proches de la transe, autour d’un lancinant « Got My Mojo Working ». En finale, bien sûr, Kenny Neal ne manque pas d’offrir au public le père de tous les standards du blues, « Everyday I’ll Have the Blues… », et rappelle entre deux couplets que son dernier disque, Let Life Flow (cinq nominations aux Grammy’s Awards 2009), est en vente à la sortie.

  • Dominique Largeron

Tigran Hamasyan en quête des harmonies de l’enfance

Le jazz se nourrit de tout. Les musiciens, souvent nomades ou déracinés, aiment à évoquer des musiques ou des harmonies issues de leur passé, sans pour autant renier la suite. Originaire d’Arménie (et après avoir pas mal roulé son petit chapeau), Tigran Hamasyan n’hésite pas à ramener ainsi au premier plan ses premiers pas et émois musicaux entre Arménie, Bosphore et Russie, et à les fondre dans la musique qu’il arpente au jour le jour.

Avec Red Hail, joué mercredi soir à A Vaulx Jazz, il vise un cran au-dessus pour présenter une somme ambitieuse, une large fresque ouverte sur tous les patrimoines musicaux. Pour l’exprimer, le jeune pianiste a réuni piano, basse, batterie et sax, auxquels se mêle une voix féminine, tour à tour profonde, caressante ou éthérée.

Tigran Hamasyan © P. Audoux/Vues sur Scènes

Sur une trame constante, Hamasyan tisse une série de tableaux aux esthétiques contrastées. On passe ainsi du quintet - emmené par une voix qui a parfois peine à passer au-dessus des instruments - au trio, voire au duo. Magie de ces petits bouleversements de plateau, les atmosphères se succèdent : recueillement, espoir, jubilation, sérénité, tristesse. Le talent de Tigran Hamasyan éclate de bout en bout via cette façon de prendre le piano à bras le corps, d’en faire son jouet, de le porter au paroxysme ou de le ramener au calme d’après tempête. Fluide, la musique est comme une source qui tour à tour revigore le quintet ou le fait taire. Au fil de ces variations, on retient son souffle, persuadé que le meilleur est encore à venir. Là est peut-être l’ambiguïté de l’inégal « Red Hail ». Soudé, le trio basse, batterie, piano trouve tout de suite ses repères ; la cohésion du quintet est plus difficile à réaliser. Le vieux compère Ben Wendel (au sax) n’a pas la tâche facile, confiné dans des interventions en pointillé, souvent avec Areni.

L’ensemble est en tout cas majestueux - presque trop. Heureusement, des ballades plus légères détendent l’atmosphère. Hamasyan est d’une virtuosité éblouissante et son scat, déjà apprécié sur d’autres scènes, intervient ici de façon un peu plus impromptue. Le concert s’achète abruptement, laissant les spectateurs entre ravissement et expectative mais convaincus d’avoir vécu une soirée mémorable.

  • Jean-Claude Pennec