Scènes

Tous les jazz de Marly

Retour sur la 19e édition du Marly Jazz Festival, qui s’est tenue du 25 au 28 mai tout près de Metz.


Black Lives © Jacky Joannès

À Citizen Jazz, on aime l’idée selon laquelle il n’existerait pas un, mais des jazz. C’est le pari que tente Patrice Winzenrieth, directeur du Marly Jazz Festival, dont la récente édition a tenu ses promesses en ce qu’elle a joué la carte de la diversité stylistique sans oublier d’accorder une place significative à la scène régionale.

Il n’existe sans doute pas de recette miracle, celle qui vous garantira la conjonction entre une salle bien remplie quatre soirs de suite et l’adéquation avec votre sensibilité musicale. Cet exercice d’équilibriste, Patrice Winzenrieth le connaît bien au point qu’il n’en mesure l’accomplissement qu’au soir de chaque concert. Les agendas des musiciens ont leurs contraintes, les budgets aussi, tout cela est un processus par lequel la passion croise le fer avec la rationalité. Il faut accepter l’incertitude du résultat et l’angoisse qu’elle peut susciter. Mais l’homme est tenace et la fébrilité de son regard lorsqu’il ressent le plaisir du public en dit long sur la passion qui l’anime.

Une obstination qui l’a conduit cette année à programmer le pianiste messin Christian Jacob, installé à Los Angeles depuis des décennies, après trois reports consécutifs principalement liés à la pandémie de Covid. Et une curiosité qui le conduit à convier le romantisme de Giovanni Mirabassi en même temps que la brûlure coltranienne du batteur Christian Mariotto explorant les travées sinueuses de son Mental Palace ; à déposer le jazz urbain de Cédric Hanriot au pied du temple Magma ; ou à pratiquer le grand écart entre le romantisme classicisant d’un duo nancéien formé par le pianiste Pierre Brouant et le contrebassiste Gautier Laurent, et l’explosivité du collectif américain Black Lives. Même le jazz aux atours très classiques de Christian Jacob, flanqué pour l’occasion d’une paire rythmique tout aussi messine que lui (Guy Schneider à la contrebasse et Xaxier Meichelbeck à la batterie, partenaires d’un soir parfaitement à leur place), s’est vu introduit par une mise en appétit pop, voyageuse et électro, avec la chanteuse contrebassiste colombienne Ëda Diaz. Le Marly Jazz, c’est ainsi, chaque année, dans l’écrin dune salle confortable (le NEC) et une ambiance bon enfant où les bénévoles sont souvent au moins aussi âgés, voire plus, que les spectateurs. Il faut souligner les charmes de ce festival attachant et discret, qui ne se la joue pas et peut, malgré tout, vous cueillir à tout instant.

Au regard de ce qui vient d’être dit, on mettra en avant – sans pour autant oublier les qualités respectives de toutes les autres – quatre formations qui ont porté haut les couleurs du Marly Jazz Festival. À elles seules, ces heures de musique ont marqué de leur empreinte l’édition 2023, faisant de celle-ci, à n’en pas douter, un excellent cru qui ne fait qu’aviver le désir d’une suite. À bon entendeur…

Black Lives © Jacky Joannès

Black Lives, l’événement
Notre collègue Laurent Dussutour a récompensé par un ÉLU le collectif Black Lives, dont le double CD From Generation To Generation est un événement qui s’inscrit dans une démarche visant à répondre au racisme par la musique. Même si le nom de cette formation est lié au mouvement Black Lives Matter, cette dénonciation trouve des racines beaucoup plus lointaines et se traduit par une affirmation, titre de l’une des compositions d’un projet plus que jamais essentiel : « We Are Here ». Ils sont là, et bien là. Autour du contrebassiste Reggie Washington, vingt-cinq musiciens font entendre les voix des musiques noires américaines, africaines ou caribéennes. Sur scène, ils sont treize – nul besoin d’être superstitieux – et le collectif se présente dans des formules à dimension variable, au gré des esthétiques qui s’amalgament naturellement. Jazz, jazz-rock, funk, soul, blues, hip hop… : c’est une formidable machine fusionnelle où l’on repère des têtes connues (Jacques Schwarz-Bart, David Gilmore, Jeremy Pelt par exemple) et d’autres un peu moins familières, charismatiques néanmoins (Adam Falcon, Sharrif Simmons ou la chanteuse sud-africaine Tutu Puoane). Leur concert est de type oxymorique en ce qu’il vous scotche au fauteuil tout en donnant l’envie irrépressible de se lever pour faire la fête avec des musiciens libres, d’une disponibilité totale à l’égard d’un projet qui suscite l’admiration et fait naître les sourires, voire perler quelques larmes d’émotion. Ces deux heures finales (Black Lives a joué en conclusion du festival le dimanche 28) resteront comme le sommet de cette édition 2023. Le collectif poursuit son chemin, un nouvel enregistrement est annoncé, et c’est une très bonne nouvelle.

Christian Vander © Jacky Joannès

Magma, le coup de force
Eux ne sont qu’onze sur scène, dont six chanteurs et chanteuses [1]. Ils portent sur leurs épaules 54 ans de musique, par la force de celui qui est l’âme du groupe : Christian Vander. Comme prévu, ils ont attiré vers le NEC un public différent des autres jours. On croise des T-shirts ornés de la griffe Magma, portés par des fans dont on se dit en observant leurs visages qu’ils sont de la première heure. Pour autant, ce public est assez multigénérationnel, on repère même un père et son fils côte à côte, porteurs de la tenue réglementaire. La planète Kobaïa continue d’avoir ses adeptes, des fans pas comme les autres, il est de bon ton de lui trouver des airs de secte, alors que cette famille constamment recomposée est plutôt attendrissante. Tout cela n’est guère important, l’essentiel reste la démesure d’un groupe qui va véritablement offrir un « spectacle total » après avoir passé en revue la plus grande partie des titres de son dernier album, Kãrtëhl. À mi-parcours en effet, Magma va déployer « des forces incommensurables » pour exécuter un « Ëmëhntëtt-Ré » d’une puissance inégalée durant 45 minutes survoltées – on déplorera néanmoins un volume sonore excessif – qui sera l’occasion d’observer Christian Vander, semblant en meilleure forme qu’à l’occasion de son dernier passage en Lorraine, à Épinal en octobre 2021. À 75 ans, même si sa voix est loin d’avoir la puissance du cri d’autrefois, le batteur fait figure d’énigme. Où va-t-il chercher cette énergie ? On le dit « en » musique et c’est sans doute la meilleure manière d’expliquer le phénomène en peu de mots. L’œuvre majestueuse en quatre grandes parties enchaînées les unes aux autres, composée durant les années 70 mais enregistrée seulement dans les années 2000, est pour lui l’occasion d’aller toujours plus loin. C’est un opéra sauvage qui balaie tout sur son passage. Jusqu’au bout. Au point que Christian Vander ne viendra pas chanter en rappel ce « Dëhndë » aux intonations Motown qu’on attendait pourtant. Il assistera, en fond de scène, à l’interprétation recueillie de « The Night We Died », qu’on peut comprendre comme un « Merci » qui ne dirait pas son nom.

Giovanni Mirabassi © Jacky Joannès

Giovanni Mirabassi, le romantisme chevillé au clavier
On connaît l’engagement politique de l’Italien et ses convictions (souvenons-nous des albums Avanti ! et Adelante). Giovanni Mirabassi est personnage de roman, doté d’un humour fin, venu à Marly en 2023, quelques années après y avoir joué au temps du trio Air (avec Glenn Ferris et Flavio Boltro), pour présenter le répertoire de son disque en quartet, The Swan And The Storm. Si Clément Daldosso est fidèle au poste contrebasse, on note deux changements dans le groupe : Guillaume Perret a cédé sa place à un autre ténor cador, le Cubain Irving Acao, et Lukmil Perez est remplacé par celui qui joue pour la première fois dans le quartet, Élie Martin-Charrière. Ces quatre-là s’y entendent pour façonner un jazz sans faute, d’une rigueur dans l’exécution jamais incompatible avec la circulation des énergies et la transmission des émotions : Irving Acao impressionne par la force droite du son d’un saxophone ténor qu’il habite dans chacune de ses interventions ; Élie Martin-Charrière ne semble pas impressionné outre mesure, il multiplie les trouvailles en élaborant le jeu pointilliste et coloré qu’on lui connaît (écoutez Réunion, son beau premier disque) ; Clément Daldosso assure une stabilité rythmique qui en impose. Et que dire de Mirabassi, sinon qu’on se trouve en présence d’un jazzman romantique par essence, un mélodiste raffiné, amoureux du beau geste, mains gauche et droite en constant dialogue. Ce répertoire n’est peut-être pas le plus fulgurant de sa déjà longue carrière, mais on ressent à quel point il porte une fièvre intérieure aussitôt transmise à un public qui ne demandait rien d’autre. C’est cette Italie-là qu’on aime, soit dit en passant !

Cédric Hanriot © Jacky Joannès

Les couleurs du temps de Cédric Hanriot
Cédric Hanriot trace sa route depuis une quinzaine d’années. À Citizen Jazz, on le guette du coin de l’œil : sa passion pour un jazz qui n’est jamais déconnecté de l’air du temps des musiques dites urbaines retient notre attention et peut attirer les plus jeunes qui regardent souvent le jazz comme une musique pour tempes grises. Son album, Time Is Color, en est la preuve irréfutable, par ses qualités qui ont même été remarquées par Herbie Hancock en personne. Un parrainage plutôt flatteur que nous ne saurions contredire. Sur scène, ils sont quatre : l’ami de presque toujours, Bertrand Beruard, impose le pouls d’une basse qui prend appui sur la batterie explosive d’Antonin Violot (ce dernier ayant pris la place d’Élie Martin-Charrière évoqué un peu plus haut). On découvre Tony Moreau, chanteur – mais aussi acteur – dont la sensualité féline convient bien à l’expression d’un jazz hip hop dopé à l’énergie. Le public, venu pour Magma essentiellement, va réserver un accueil enthousiaste au quatuor, Cédric Hanriot ne manquant pas, en cette occasion, de faire le show en portant son clavier portatif en bandoulière pour stimuler encore plus ses partenaires. Le pianiste explique que Time Is Color exprime la perception du temps qui passe. Qu’il se rassure : avec lui, son temps haut en couleurs a passé vite, dans un évidente joie d’être là. Avec la sincérité qui le caractérise depuis toutes ces années.

par Denis Desassis // Publié le 11 juin 2023

[1La composition de Magma est la suivante : Christian Vander (batterie, chant), Stella Vander (chant), Hervé Aknin (chant), Caroline Indjein (chant), Laura Guaratto (chant), Sylvie Fisichella (chant), Isabelle Feuillebois (chant), Simon Goubert (claviers), Thierry Eliez (claviers, chant), Rudy Blas (guitare), Jimmy Top (basse).