Chronique

Alessandro Lanzoni, Hermon Mehari

Arc Fiction

Alessandro Lanzoni (p), Hermon Mehari (tp)

Label / Distribution : Mirr

C’est lors d’une de ces jam-sessions où les improvisations durent au-delà du bout de la nuit, à Florence, que le trompettiste Hermon Mehari et le pianiste Alessandro Lanzoni se sont rencontrés il y a une bonne paire d’années. Entre eux, ça a « matché » direct, par-delà leurs bagages stylistiques distincts. Le redoutable bopper d’ascendance érythréenne originaire de Kansas City, désormais installé à Paris (tout le monde se l’arrache, semble-t-il), et le Florentin dont le critique et historien du jazz Ira Gitler a décelé le « talent exceptionnel » lors d’une prestation new-yorkaise, construisent un répertoire empruntant aux ressorts de l’improvisation la plus affûtée, c’est-à-dire trempée dans le meilleur du jazz.

Pour preuve, le seul standard abordé par ces deux funambules musicaux, « Donna Lee », cet incunable parkérien, prend un sacré coup de jeune, avec un humour irrévérencieux qui est le meilleur des signes de respect pour l’emblématique totem du be-bop. Signalons que, sur la composition précédente, les compères s’en donnent à cœur joie en tissant et détissant la mélodie du standardissime « Ornithology » sur « Boston Kreme » -un clin d’œil à la Berklee, la meilleure école de jazz de la planète ? Du patrimoine bop dans leur ADN de virtuoses, c’est principalement le time qu’ils retiennent : ces incroyables variations rythmiques qu’ils maîtrisent au plus haut point, jusqu’à (s’)en jouer, ils les triturent dans un voyage poétique aux confins du jazz contemporain.

Ainsi de ces subtiles inclinations monkiennes du pianiste, à peine perceptibles dans des dissonances furtives, ou dans des clusters évanescents, gorgés d’un swing qui ne dit pas son nom, qui irrigue jusqu’à une forme de lyrisme européen - dont les premiers boppers étaient d’ailleurs friands. Ainsi de la façon dont Mehari développe ses propos comme un potier, remettant sans cesse son métier sur l’ouvrage jusqu’à chercher l’épure… sans pour autant rejeter des « salissures » dont il fait son miel à la trompette : son usage exceptionnel du demi-piston lui donne l’occasion d’approcher les mystères de la voix humaine, lorgnant vers le blues le plus archaïque. Écoutons ce « Dance Cathartic », composition du trompettiste qui a tout d’un standard, fût-il voué à l’improvisation la plus débridée : une mélodie qu’on se surprend à essayer de chanter, qu’on retrouve en début et en fin - comme un thème donc - et un rythme corporel (d’aucuns parlent de « partition intérieure ») invitant à quelque danse…

On est dans un atelier, on a la sensation d’assister à de la création en direct (« Fabric »). On ne s’étonnera pas des quelques échos d’Afrique qui parsèment les propositions, notamment quand le piano prend des accents de kalimba (« Savannah ») ou, même, se fait instrument de percussion redoutablement syncopé (« Peyote »). Manière de coller à la charte du collectif MIRR, ce réseau d’improvisateurs patentés dont le trompettiste fait partie, et qui lorgne vers les ressources musicales du Continent Noir pour mieux décoloniser nos esprits musicaux occidentaux ? Au final, ce duo nous convie vers des labyrinthes sensoriels, dont les itinéraires empruntent aux idiomes d’un jazz universel et, par-delà même ces derniers, invite dans les limbes d’un imaginaire lorgnant vers l’infini, et même au-delà !