Chronique

Amir El Saffar Rivers of Sound

The Other Shore

Amir El Saffar (trompette, santur et voix)

Label / Distribution : Out There / Out Note

Depuis quelques années, le multi-instrumentiste Amir ElSaffar (trompette, santur et voix) se construit une solide carrière avec une musique très riche qui mélange rigoureusement des éléments de musique orientale et du jazz. Avec les points forts que sont Crisis (2015) et Two Rivers (2007), ses précédents albums ont toujours été très cohérents et capables de surprendre l’auditeur, tant la richesse et la solidité des morceaux et des performances des musiciens sont remarquables. Avec ce nouveau groupe, ElSaffar réunit dix-sept musiciens de haut niveau dans l’un des projets les plus ambitieux de sa carrière à ce jour. Mélangeant des musiciens nord-américains, européens et orientaux, The Other Shore entremêle et chevauche des moments écrits et improvisés, solos ou collectifs, de manière organique et originale. À travers les huit morceaux d’une durée de quatre à seize minutes, bien plus que les solos des musiciens, c’est le jeu collectif qui ressort.

« Dhuha » démarre comme l’ouverture d’un rituel en mettant en relief le chant d’Amir ElSaffar. Après quelques minutes, le contrebassiste Carlo de Rosa, l’un des musiciens à la performance la plus remarquable, met en place un ostinato qui servira de support, avec des variations, pendant la deuxième partie du morceau. Comme ailleurs dans le disque, les musiciens alternent passages écrits et improvisations collectives ou individuelles. Le solo du saxophoniste Ole Mathisen, qui ouvre la troisième partie du morceau introductif, est un des meilleurs moments du disque. « Transformation » suit une démarche similaire avec la superposition de plusieurs strates d’improvisation et d’écriture : les musiciens circulent librement d’un côté à l’autre, avec de nombreux moments de conversation. Comme ElSaffar l’énonce clairement dans l’intéressant livret du disque : « Le processus repose sur l’interaction spontanée du groupe, où chaque musicien a un rôle à jouer dans la création ».

L’idée est d’avoir de multiples points d’origine émanant du présent de façon simultanée ». Le moment plus impressionnant du troisième morceau, « Reaching Upward », est peut-être celui où se met en place une polyrythmie très complexe et où le leader rentre avec un chant accompagné du santur. L’écriture disparaît peu à peu derrière le chant restant, comme un fond qui pourtant conduit la musique pour qu’elle change de groove, et amène la dernière partie du morceau qui s’ouvre sur un beau solo de Fabrizio Cassol. « Ashaa » et « Lightning Flash » poursuivent avec la même énergie.

De manière paradoxale, l’accent mis sur les instruments orientaux dans « Concentric » et, dans une moindre mesure, « March », nous fait réaliser qu’ils auraient pu être mieux utilisés dans le reste de l’album. Amir ElSaffar signale d’ailleurs dans le livret que la structure tonale des morceaux est basée sur le maqâm, un système microtonal commun au Moyen-Orient, à l’Afrique du Nord, à l’Europe du Sud et de l’Est et à l’Asie centrale qui, selon lui, est la clef pour l’ouverture formelle qu’il atteint avec sa musique. Le multi-instrumentiste clôt The Other Shore de façon méditative avec « Medmi ». Le résultat final est de très haut niveau avec quelques excellents moments et d’autres moins, mais sans jamais perdre l’intérêt. On sent à l’écoute que le matériel met les musiciens au défi en les forçant, comme cela apparaît clairement à chaque solo, à sortir de leurs zones de confort respectives. Au-delà du leader qui assure une performance formidable, on remarquera particulièrement le jeu de Nasheet Waits qui s’affirme encore une fois comme l’un des principaux batteurs du jazz contemporain avec sa manière personnelle de conduire la musique et de la faire respirer. The Other Side est complexe et demande plusieurs écoutes, tant la richesse des détails est grande. Hautement recommandé.

par Frederico Lyra // Publié le 2 octobre 2022
P.-S. :

Jason Adasiewicz (vibraphone), Tareq Abboushi (buzuq), Naseem Alatrash (violoncelle), Fabrizio Cassol (saxophone alto), Carlo De Rosa (contrebasse), Dena El Saffar (violon/joza), John Escreet (piano), Ole Mathisen (saxophone ténor/ saxophone soprano), Tim Moore (dumbek/naqqarat/ tambour sur cadre), Miles Okazaki (guitare), JD Parran (saxophone basse/clarinette), Mohamed Saleh (hautbois/cor anglais), Rajna Swaminathan (mridangam), Zafer Tawil (oud/nay), Nasheet Waits (batterie), George Ziadeh (oud)