Chronique

Ohad Talmor Trio

Mise en Place

Ohad Talmor (s), Miles Okazaki (g), Dan Weiss (dms)

Label / Distribution : Intakt Records

Le livret en anglais accompagnant l’album, dont le titre Mise en Place est en français, souligne une double idée que recouvre cette expression : elle peut faire référence à l’organisation des ingrédients et ustensiles culinaires pour la préparation d’un plat ; elle est aussi d’un usage familier dans le monde du jazz pour parler de précision rythmique d’un musicien ou d’un groupe. Même si cela réduit son champ sémantique, il nous semble que le passage de la cuisine au rythme illustre parfaitement la musique du saxophoniste Ohad Talmor, interprétée avec le guitariste Miles Okazaki et le batteur Dan Weiss. Nous écoutons un trio qui possède un entendement, une précision et une sensibilité rare et pour lequel le rythme est le paramètre central dans les neuf morceaux du disque. Le résultat musical est à la fois d’un très haut niveau et comme un défi à l’écoute. Ceci n’est possible que parce que le saxophoniste est accompagné de deux musiciens excellents sur leurs instruments respectifs et qui se surpassent par l’agilité rythmique et leur connaissance mutuelle. Comme dans le cas du trio composé par Paul Motian, Joe Lovano et Bill Frisell, l’absence de contrebasse ouvre des possibilités et des demandes nouvelles aux musiciens. Néanmoins, si l’un primait par la respiration et la couleur sonore, l’autre, celui de Talmor, Okazaki et Weiss, se caractérise par l’intensité de la musique.

« Kamali », « Shymal Bose Chakradar » et « Rupak Tukra » forment une constellation de compositions inspirées de la musique indienne. De manière générale, la saveur indienne se déploie dans la construction de cycles rythmiques très complexes qui prennent la forme de contrepoints mélodiques et rythmiques entre le saxophone et la guitare, reliés par la batterie. Signalons un moment rock, plein d’humour, dans « Shymal » et le passage de « Rupak » dans lequel le leader sort de scène pour laisser place à la relation télépathique entretenue par Okazaki et Weiss. « Kamali » est, de son côté, une belle et dense ouverture pour l’album. « Mixo Mode 19 » suit plus ou moins la même structuration, mais se caractérise par le jeu très anguleux du guitariste.

L’improvisation de Talmor est particulièrement remarquable, en raison de sa capacité à jouer de manière espacée tout en insistant sur la variation d’idées motiviques qui entrent en contradiction avec le schéma rythmé du morceau. « Pairs » est une sorte de ballade d’une large amplitude mélodique, calquée sur des intervalles symétriques, tandis que l’écriture et l’enchevêtrement des différentes ambiances musicales prévalent sur l’improvisation dans « Thème et Variations ». « Back to the Plane » prend la forme d’un rock énergétique, construit sur un riff autour duquel Talmor improvise et dans lequel Dan Weiss est encore plus à l’aise qu’ailleurs dans le disque. Le trio a enregistré deux ballades de John Coltrane traitées différemment l’une de l’autre. Le saxophoniste ouvre « Wise One » de manière à évoquer son compositeur. Au moment où l’accompagnement d’Okazaki se met en place, celui-ci transforme le morceau en un type de bossa nova, ce qui permet au saxophoniste de montrer sa facette plus lyrique, inspirée de son mentor Lee Konitz. Conclure avec une ballade intime pourrait s’avérer risqué, pourtant la relecture de « After the Rain » est un choix judicieux parce qu’il permet à l’auditeur de se remémorer toute la complexité des titres antérieurs. Notons, pour conclure, qu’à certains endroits Ohad Talmor réussit l’exploit rare d’improviser mélodiquement dans des contextes extrêmement rythmés.

Mise en Place demande plusieurs écoutes et, surtout, donne envie d’une suite, car ce trio a encore beaucoup à dire, étant donné la richesse du matériau enregistré ici.

par Frederico Lyra // Publié le 18 septembre 2022
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