Tarbaby
Fanon
Orrin Evans (p), Eric Revis (b), Nasheet Waits (dms) + Oliver Lake (as), Marc Ducret, (g)
Label / Distribution : Rogue Art
Aux Etats-Unis, Tar Baby désigne de manière très péjorative la petite fille noire, tar signifiant goudron. C’est également le titre d’un roman de l’auteure Toni Morrison (seule femme afro-américaine à avoir obtenu le prix Nobel de littérature, en 1981), qui y démonte les préjugés raciaux d’une société qui s’est trop vite délestée de son douloureux mais indispensable travail de mémoire.
En choisissant un nom de groupe aussi connoté, les trois membres de Tarbaby se placent donc dans un rapport fort à cette communauté et sa musique. Par leurs racines d’abord, mais aussi par leur volonté d’en prolonger l’histoire aujourd’hui. Sur leurs deux premiers disques, cette relation s’exprimait par une énergie débordante, un son ancré dans la profondeur du temps ainsi que, de manière sous-jacente, par le blues. Leur générosité n’était en rien contestable, mais il y manquait sans doute l’équilibre et la retenue.
Le parcours de chacun est pourtant sans faille. Orrin Evans a joué chez Dave Douglas, Nasheet Waits est un des piliers du trio de Tony Malaby, Eric Revis a fréquenté Steve Coleman et Branford Marsalis. Il manquait simplement à Tarbaby de concrétiser sa conviction intellectuelle. C’est chose faite avec Fanon. Le titre fait référence à Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre français né à Fort de France, dont la lutte contre le colonialisme (y compris en Algérie au côté du FLN) a été l’affirmation d’une volonté d’émancipation du tiers-monde et d’ouverture au mutliculturalisme. Le choix du label n’est pas anodin non plus : sans afficher de ligne politique, Rogue Art affiche un catalogue exigeant permettant de découvrir des musiciens peu ou mal représentés dans la grande économie du disque. La sobriété des pochettes (toutes en rouge, noir et blanc) est, en soi, une revendication de singularité et de rigueur.
Autre gage de qualité, la présence d’Oliver Lake et Marc Ducret. Dans les années 60, le premier travaille avec le Black Artists Group à St. Louis (Missouri) et contribue, aux côtés de Julius Hemphill, à renouveler le discours du saxophone alto. Quant au second, sa farouche indépendance vis-à-vis de l’establishment n’est plus à démontrer, ce qui ne l’empêche pas de construire un langage profondément personnel.
Si le trio assume la majeure partie du discours et alterne ambiances dynamiques et moments plus en retenue, où l’expressivité passe dans les nuances, la présence d’invités aussi prestigieux ne peut que pousser les hôtes à se présenter sous leur meilleur jour. Ainsi le piano chaleureux - sans logorrhée ni surabondance harmonique - laisse beaucoup de place à une contrebasse qui peut, sur "Black Skin White Mask” par exemple, se faire imposante et groovy. Nasheet Waits, quant à lui, est le garant d’une continuelle poussée vers l’avant par la vaste étendue de son jeu et sa pulsation à la fois swing et déconstruite.
Le rôle d’Oliver Lake (qui participait déjà à The End Of Fear en 2010) est ici primordial. Il arpente toutes les possibilités de son saxophone (du cri comme ornementation et accentuation aux rubans de notes rapides) qui, tout en permettant l’envol de l’ensemble, se détache nettement, comme pour se faire le porte-parole du groupe. Ducret, à l’inverse, souligne de couleurs sèches les contours des mélodies, avec discrétion et à-propos, tout en se réservant quelques prises de parole redoutables (“… Shall we not Revenge ?”). Les compositions - signées Evans, Lake (magnifique “Fanon”) ou Ducret - se placent dans la continuité d’un jazz contemporain qui joue de dissonances et de mélodies primitives. Malgré cela, la musique reste très chantante ; elle ouvre de véritables espaces de convivialité qui se complexifient dans les phases dédiées aux improvisateurs.
Introduit par la lecture d’un court extrait du texte de Fanon A Dying Colonialism, qui sera repris avec une certaine véhémence par le chœur des musiciens sur le dernier titre, “One Destiny”, Fanon, sans être totalement révolutionnaire, est un appel à l’ouverture d’esprit et la nécessité de ne pas oublier ce que notre époque doit à la communauté afro-américaine.