Scènes

Brésil d’Agora à Brest

Retour sur la 21e édition de l’Atlantique Jazz Festival.


Mauricio Takara & Damon Locks © Plages Magnétiques

La 21e édition de l’Atlantique Jazz Festival s’est tenue entre le 15 et le 20 octobre 2024 à Brest, avec pour thème la musique brésilienne. D’où le titre du festival : Brasil Agora. Compte tenu de la tradition qui lie étroitement cette musique au jazz depuis les années 1960, cela donne déjà une certaine idée de ce à quoi on peut s’attendre. D’autant plus que nous sommes en France, un pays ayant une relation très forte avec la musique brésilienne en général et le jazz brésilien en particulier, dans ses diverses variantes. Pourtant, le point fort de la programmation du festival, qui n’a pas fait d’économies sur les allusions avec une affiche vert-jaune évoquant explicitement le pays à l’honneur, a été précisément de frustrer ces attentes. Hasard ou choix curatorial, peu importe : cette frustration s’est révélée hautement positive, car elle a permis une ouverture à l’inattendu. Le festival se revendiquait ainsi d’une édition brésilienne, mais sans mettre en avant ce Brésil empreint de clichés que l’on croît connaître.

Le moment le plus traditionnel musicalement parlant, mais sans grande originalité, a été le concert de clôture du guitariste Marcel Powell, ainsi que le bal continental du samedi après-midi avec le groupe soi-disant de forró, Nordestinoz. « Soi-disant », car il s’agissait en réalité d’un mélange entre la musique populaire bretonne et le forró brésilien, un croisement où la balance penchait du côté des racines locales.

Metá-Metá © Plages Magnétiques

Tous les autres moments du festival ont proposé en revanche quelque chose de différent. Même le concert du groupe Metá-Metá, qui joue un « samba punk », ne peut pas être qualifié de musique populaire brésilienne. Ce concert fut le point fort du festival.
L’inattendu commence par la formation en trio avec saxophone, guitare et voix, et se prolonge dans la manière dont les musiciens interagissent. Difficile de mettre un musicien en avant : Thiago França, le saxophoniste, joue avec une intensité remarquable, souvent en décalage avec le rythme, créant une tension mélodique et rythmique avec la voix et l’accompagnement de la guitare. Le guitariste Kiko Dinucci, de son côté, fournit la base rythmique et harmonique principale du trio. Principale, car la voix et le saxophone jouent parfois ce rôle. Il y a des moments d’absolue indéfinition lorsque les trois musiciens interrogent simultanément tous les paramètres musicaux. Le niveau d’interaction et de communication entre eux est stupéfiant. Dinucci remet également en question l’un des apports principaux de la guitare brésilienne, à savoir l’accompagnement harmonique. Abandonnant l’usage des accords, il insiste sur des mélodies et, surtout, des riffs bien marqués, ce qui constitue le côté punk de ce trio de samba.

La chanteuse Juçara Marçal est un cas à part. Souvent, les chanteurs brésiliens manquent d’assurance dans l’intonation et le placement rythmique, dépendant toujours de la base harmonique et rythmique fournie par les percussions ou la guitare. Juçara Marçal, au contraire, est autonome, autant dans l’aspect rythmique que mélodique. C’est une chanteuse d’un niveau extraordinaire. Il n’était pas rare que sa voix fournisse la base rythmique et harmonique à la musique, toujours avec expressivité. L’interprétation de « Vale do Jucá » du compositeur Siba a été un moment musicalement transcendant, le moment singulièrement plus profond du festival.

The Bridge 2.4 © Plages Magnétiques

Un aspect intéressant de l’Atlantique Jazz Festival est de permettre aux musiciens de se produire dans différentes formations. Ce qui offre au public l’occasion de les apprécier dans divers contextes et permet aux artistes de montrer leur polyvalence. Malheureusement, le seul musicien à ne pas s’être produit plus d’une fois a été l’excellent saxophoniste Thiago França. On aurait aimé entendre ce musicien de haut niveau dans un autre contexte ; un manque dans la programmation qui, toutefois, ne nuit pas au festival.
Le lendemain du concert de Metá-Metá, Kiko Dinucci participait à deux autres concerts, tous deux de musique improvisée. On comprend pourquoi il est considéré comme l’un des musiciens les plus intéressants et polyvalents de sa génération. Ce fut d’abord, à 12 h 30 - un horaire particulièrement adapté pour ce type de musique, qui pourrait être adopté dans d’autres festivals, voire dans les clubs de jazz - dans le cadre des Heures Magnétiques au Vauban, où il a joué avec Clara Bastos (contrebasse), Nicolas Pointard (batterie) et Stéphane Payen (saxophone). Puis on le retrouva avec le quintet New Brazilian Funk, dirigé par Paal Nilssen-Love, qui clôturait la soirée au Vauban. Avec une musique d’une intensité remarquable, le quintet a fait danser le public, démontrant ainsi que des compositions radicales peuvent être ressenties physiquement au point de ne laisser personne immobile. On suppose que c’est la touche brésilienne qui a insufflé ce rythme propre à la danse. Le point fort du groupe était certainement Paulinho Bicolor avec sa cuíca. Cet instrument de samba traditionnel s’est révélé parfaitement adapté à la musique improvisée, et le virtuose a su en tirer un potentiel exceptionnel. À plusieurs moments, c’est la cuíca, et non le saxophone de Frode Gjerstad, qui guidait mélodiquement le groupe.

Juçara Marçal, pour sa part, est revenue avec le groupe Abajur. Dirigé par le clarinettiste Christophe Rocher, Abajur est un octet composé de quatre musiciens français et quatre musiciens brésiliens, fruit des échanges entre l’Ensemble Nautilis et des artistes brésiliens. La musique ambitieuse et complexe présentée au grand théâtre Le Quartz était intéressante, mais pas aussi marquante que prévu. À noter certains solos d’une rare intensité de Rocher, les duos de batterie entre Nicolas Pointard et Maurício Takara, ainsi qu’un samba signé par Juçara Marçal. Takara a également participé à deux duos batterie / électronique : l’un avec Damon Locks (de passage avec The Bridge #2.4) et un autre, en ouverture du New Brazilian Funk, avec Carla Boregas. Cette dernière avait présenté un concert solo le mercredi 16, dominé par une esthétique minimaliste.

Kenya20Hz © Plages Magnétiques

Kenya 20hz et Mbé, autres artistes électroniques brésiliens, ont également participé au festival. Kenya 20hz a proposé une techno plus traditionnelle et dansante, tandis que Mbé a élaboré un discours antiraciste novateur à travers des samplers et des sons variés. Cependant, aucun de ces concerts électroniques ne laissait place à l’improvisation : étrange dans un festival de jazz. Cela dit, ce choix reflète bien l’une des tendances dominantes actuelles de la musique brésilienne : son devenir électronique. Enfin, le guitariste Lello Bezerra, membre d’Abajur, a brillé lors de performances en trio avec Christophe Rocher et Frédéric Briet, ainsi que lors d’un concert solo pour un public majoritairement composé de jeunes dont l’écoute concentrée fut parfaite pour la musique. Ce solo a révélé sa créativité, notamment dans l’usage des pédales et une approche ingénieuse de son instrument, dans la lignée de musiciens comme Marc Ribot.

Le Brasil Agora a véritablement résonné dans le double sens du terme : une sorte d’assemblée musicale au sens grec, et le Brésil Agora, c’est-à-dire le Brésil Maintenant, dans le sens brésilien du mot.