Sur la platine

Le Trio Bravo se sent rajeunir

Le plus petit big-band du monde fête ses rééditions


La question, finalement, n’est pas de savoir ce qu’un orchestre comme Trio Bravo a révolutionné dans le milieu des années 80, alors que la Belgique nous donnait à entendre un jazz européen que nous n’avions pas en France ou qui se diffusait mal. Bloqués par de nombreuses esthétiques à la mode ou de ressassement permanent des grands anciens, beaucoup d’orchestres comme ceux de l’ARFI n’avaient pas la critique avec eux. L’air du temps, oui, mais ce sont des choses parfois bien dissemblables. Cela a toujours été le rôle de la Belgique d’être le poil à gratter des certitudes françaises : il aura fallu quelques notes d’Arthur Blythe jouées avec exubérance par Fabrizio Cassol et Michel Debrulle pour tout changer. C’était il y a presque quarante ans.

A vingt ans, au milieu des années 90, dans le Nord-Ouest de la France, on regardait beaucoup vers la Belgique : coincé entre la Grande Bretagne et Bruxelles, on pouvait avoir l’impression d’une certaine unité culturelle. Ce n’était guère loin. Si on avait la chance d’être à Rouen, on suivait les aventures de Laurent Dehors avec Trio Grande, rejeton né du remplacement de Fabrizio Cassol, parti inventer le son du légendaire Aka Moon. À bien des égards, la découverte du tubiste Michel Massot et du percussionniste Michel Debrulle a changé durablement les oreilles de beaucoup de passionné·e·s de jazz, à commencer par la génération suivante celle des Vibrants Défricheurs par exemple, et notamment de Papanosh : ce n’est pas anodin si un des premiers invités du collectif rouennais fut Michel Massot, pour un concert mémorable. D’autres orchestres, de Journal Intime aux Musiques à Ouïr, de Pulcinella en passant par les jeunes gens de Petite Lucette ont une connexion très forte avec la musique de Debrulle, Cassol et Massot.

Michel Massot / Trio GRANDE + Matthew Bourne
Michel Massot / Trio GRANDE + Matthew Bourne

Mais pourquoi reparler du Trio Bravo aujourd’hui ? D’abord parce que les deux liégeois restant signent avec Laurent Dehors le grand retour du Trio Grande, mais surtout parce que le label Igloo ressort dans un double CD les deux premiers disques du trio. Pas de nain, sorti en 1985 n’avait qu’une existence en vinyle ou en vieille cassette repiquée pour les plus aventureux ; tout comme Hi-O-Ba, sorti pour la première fois en 1987. Autant dire qu’entre la madeleine de Proust et l’épiphanie de ceux qui découvriront ces disques pour la première fois, cette ressortie est des plus indispensables.

On l’a dit, Pas de nain représentait en 1985 un sorte de pavé dans l’étang d’Ixelles, avec ces allures de fanfare de poche (« Osdorf ») mené par le tuba de Massot. Dans ce morceau, écrit par Denis Pousseur, rien moins que le fils du compositeur Henri Pousseur, beaucoup de choses se bousculent, de la musique inspirée du cirque et quelques sinuosités complexes qui racontent une histoire, un climat tout en continuant à faire remuer les pieds. C’est la marque de fabrique du Trio Bravo et plus globalement du Collectif du Lion qui a permis de faire grandir d’autres groupes, de Rêves d’Éléphant Orchestra à Aka Moon, et on le retrouve aussi dans le très beau « X Mus », traditionnel turc où l’alliance entre Cassol et Debrulle.

Et puis il y avait les reprises : dans Pas de nain, c’était le « Straight up And Down » mélangé à « Out There », tous deux de Dolphy et travaillé à l’os par les deux soufflants. Dans Hi-O-Ba, le disque de 1987, c’est « Lonely Woman » d’Ornette Coleman dans une de ses plus belles versions. Le trombone de Massot embrasse le thème, le rend languide. Il y a quelque chose comme un retour au blues, aux fondamentaux dans cette lecture du trio. Quant à Debrulle, il n’est jamais en reste, même s’il s’est effacé sur cette reprise pour laisser une sorte de magie aérienne s’opérer. « Vertige », qui lui fait suite, est une revanche de la rythmique, avec une énergie que rapproche l’orchestre du rock. Mais c’est sur le « tube » du Trio Bravo, « Fulton Road Station » que le batteur donne le meilleur, lorgnant un funk aux atours populaires et plein d’humour.

Dans l’Hexagone, c’est d’abord avec Quatrième Monde, le quatrième album du trio paru en 1990 que la découverte s’est faite et que le temps s’est remonté : deuxième disque du groupe paru en CD, ressorti en 2017 [1], il suffit que les premières notes du morceau-titre retentissent pour éveiller quelques souvenirs : le drumming intenable de Debrulle et la ligne de basse d’équilibriste de Massot, pendant que Cassol danse sur ce groove de guingois. Une énergie pure, qui s’apparente aux expériences que Monniot et Charolles menaient de leur côté avec Les Musiques à Ouïr, une impression confirmée par l’excellent « Romanian Christmas » où Fabrizio Cassol est en feu. Si Quatrième Monde est le dernier disque du Trio Bravo, c’est aussi parce que l’idée d’Aka Moon commençait déjà à germer dans la tête du saxophoniste, en témoigne les basses de plus en plus complexes jouées par Michel Massot, mais surtout un « Aka Song » qui jette de nombreuses bases et ne représente pas moins que le thème qui sera à l’honneur du premier disque du second trio de Fabrizio Cassol.
Ne reste désormais plus qu’à rééditer Compact, le troisième disque de Trio Bravo, pour terminer la pièce d’un puzzle qui a tout du chaînon manquant avec le jazz européen du XXIe siècle.

par Franpi Barriaux // Publié le 26 février 2023

[1Hélas ! Avec une pochette où le collage de la gymnaste, du diplodocus et du frigo avait disparu…