Scènes

Saalfelden, tout en pianos

Le piano se taille la part du lion au Saalfelden International Jazzfestival 2021.


La 41e édition du festival autrichien transforme la petite station de ski nichée entre Salzburg et le Tyrol en centre du monde du jazz pendant quelques jours. Chaque année, sauf épidémie et confinement, les artistes, les journalistes et le public de jazz suivent les voix romaines qui, de toute l’Europe, pointent à un moment donné vers cette vallée.

Moor Mother dans la Gruber Halle © Michael Geißler

Cette année une nouvelle scène a vu le jour dans un grand entrepôt industriel désaffecté, façon grande halle, où les musiques plus amplifiées, plus dansantes, plus nocturnes avaient la place de s’épanouir. Le port du masque FFP2 était obligatoire dans les lieux clos et le contrôle du pass sanitaire systématique à chaque entrée et sortie. Le système permet également de suivre en temps réel les jauges des salles et donc la fréquentation du public. Plus de 10000 personnes ont assisté aux plus de 60 concerts proposés, dont la moitié en accès libre. Les petites jauges ont affiché complet la plupart du temps et les grandes salles étaient remplies à 80%. Il semblerait que le retour sur scène du festival se soit très bien passé, grâce à une organisation rigoureuse et un soutien renforcé des structures publiques et des sponsors. La vitrine du jazz autrichien était alléchante et Music Austria peut s’en féliciter.

Comme le veut la tradition, on commence par un petit concert dans la fameuse imprimerie-atelier d’artiste de Christian Fuchs qui reçoit l’artiste en résidence, le poète et jongleur de mots autrichien Christian Weber. Pendant la performance, une sorte d’immense encreur imprime en direct un long rouleau de 16 mètres, un texte que Kerouac aurait adoré lire. Ce lieu assez magique recevra d’autres performances à guichet fermé.

Christian Reiner, Christian Weber et Christian Fuchs © Michael Geißler

Les concerts à Nexus, les Short-Cuts, présentent de petites formes courtes mais néanmoins mémorables. Ainsi, on a pu assister au trio Christopher Dell, Christian Lillinger et Jonas Westergaard actuellement en tournée européenne. Ce concert était plus tourné vers l’effleurement et l’air que le percussif habituel. Mais la musique du trio est toujours aussi envoûtante.

Au même endroit plus tard, c’est le duo anglo-allemand qui présente son nouveau disque (Intakt Records). La saxophoniste Angelika Niescier et le pianiste Alexander Hawkins avec leurs partitions, se jouent des silences, avec tension et retenue. Un classicisme monkien plein d’humour.

A la demande du batteur Christian Lillinger, la pianiste Craig Taborn et le claviériste Elias Stemeseider forment un trio inédit sur cette même scène. C’est une improvisation collective, avec le pianiste américain qui joue rapide, en arpèges, sur du velours tandis que le claviériste autrichien, avec une épinette de fabrication particulière, trifouille quelques profondes basses. Le batteur allemand amplifie son geste et la tension générale ne fait que monter, avec un peu trop de testostérone à mon goût.

Petter Eldh, Christian Lillinger et Kaja Draksler © Michael Geißler

Tout redevient apaisé et magique, lorsqu’entre sur scène le trio Punkt.Vrt.Plastik (le batteur Christian Lillinger assurera une présence appuyée tout le long du festival). Petter Eldh à la contrebasse fait tourbillonner cette très belle musique qui éclate sous les doigts de la pianiste Kaja Draksler, toujours aussi à l’écoute. La magie d’un morceau comme « Natt Raum » et sa rythmique bancale qui tangue en boucle provoque d’agréables inconforts métriques.

A Nexus, le complexe salles/bar/restaurant, il y a une petite salle souterraine idéale pour des rencontres peu banales. C’est Clemens Wenger, le pianiste autrichien et ses acolytes live-codeurs qui livrent une installation vidéo musicale en noir et blanc, poétique et intelligente ou la batteuse autrichienne Katharina Ernst qui présente un solo inspiré, statique et minimal. Elle y présente son disque Le Temps (Trost Records).

Katharina Ernst solo © Matthias Heschl

La halle Otto Gruber, nouvelle scène pour le festival, a vu ses vitres et ses poutrelles métalliques vibrer de façon bien régulière. C’est d’abord la slameuse américaine Moor Mother entourée du batteur Lukas König et du bassiste Shahzad Ismaily qui, devant une foule importante, déclame clairement et précisément les mots portés par la basse sombre aux effets glissants et le groove de la batterie animale. Une ambiance industrielle parfaite. Sous cette même halle, le groupe Vegeta a donné une performance dansante et envoûtante et Helge Hinteregger [1] avec un dispositif d’amplification, joue avec sa gorge pour des sons gutturaux plutôt étonnants. Plus tard, c’est encore la halle qui résonne de ce jazz punk urbain, avec la lente clarinette basse de Lucien Dubuis portée par la paire Alfred Vogel à la batterie et Bond à la basse. Hang Them High, annoncent-ils avec plaisir, la salle est en phase. Enfin, c’est le trio autrichien Fry qui joue fort et tendu, dans la chaleur de la halle. La clarinettiste Mona Matbou Riahi m’évoque Yom.

La scène principale, reliée par un escalier à l’espace professionnel où se croisent musicien.ne.s, journalistes et autres directeur.trice.s de festival, enchaîne les concerts qui bénéficient de la plus grande communication. La saxophoniste Angelika Niescier présente une relecture des quatuors à cordes de Beethoven avec un ensemble étonnant, international et plein de talent. Les deux vibraphones sont tenus par Christopher Dell et la berlino-grecque Evi Filippou qui ne s’en laisse pas conter. Une artiste à suivre de près.

Craig Taborn et Tomeka Reid © Matthias Heschl

Le trio du pianiste Craig Taborn avec Tomeka Reid au violoncelle et Ches Smith à la batterie a joué un set életro-acoustique très chargé avec un bon travail d’ambiance, de boucles, de ruptures. Les strates électroniques servaient de bases pour jouer acoustique par-dessus, la musique est chargée et consistante et les reprises de Sun Ra en sortent magnifiées. Le groupe américain Irreversible Entanglements a joué dans une configuration inédite à cause de quelques absences non prévues. C’est donc Lukas König qui tient la batterie et Shahzad Ismaily est aux percussions et à la basse. Mais le fonctionnement reste le même, le groupe est le son, la musique. Pas d’individualité. La musique est percussive, africaine, chicagoane, ésotérique et bordélique dans le bon sens du terme. On retrouve le bassiste avec le trio Ceramic Dog de Marc Ribot, un blues urbain carré et sans écarts, avec des reprises des Rolling Stones non nécessaires.
Les deux derniers concerts marquants de cette grande scène sont encore sous le signe du piano. L’octet de la pianiste Kaja Draksler joue « Out for Stars » le programme inspiré de la poésie de Robert Frost. Une impression d’ensemble, comme un corps en respiration, le rapport voix/texte est équilibré. De beaux soli émaillent le concert, celui de l’altiste George Dumitriu est tout en harmoniques et la place laissée à l’improvisation permet une grande liberté de mouvement. D’ailleurs, la pianiste qui dirige depuis son piano se prend au jeu et, par moments, écoute, contemple et, le visage souriant, nous transporte.

Sylvie Courvoisier et Kris Davis © Matthias Heschl

Enfin, mémorable, le duo inédit des pianistes Sylvie Courvoisier et Kris Davis a littéralement soufflé le public. Les deux pianos à queue imbriqués, les partitions à vue, les pianistes suivaient quelque fil rouge, alternant improvisation et rendez-vous écrits. Il y avait quelque chose de puissant et d’enivrant dans ce déluge d’énergie et de finesse, les deux musiciennes racontaient une histoire universelle. Déjà très reconnues et sollicitées séparément, les musiciennes ensemble affolent les compteurs.

Enfin, le festival de Saalfelden participe toujours au dispositif Melting Pot qui consiste à présenter des talents émergents pour les faire tourner sur plusieurs scènes européennes. Cette version comporte quatre musiciennes et un musicien, le bassiste Nick Dunston, très intéressant et surtout, la joueuse de serpent belge, l’étonnante et inspirée Berlinde Deman, qu’on retrouve dans le dernier projet du groupe Razen. Une musicienne qui vient succéder à Michel Godard, sans conteste.

Le succès de ce festival est lié à une offre très populaire (de nombreux concerts ont lieu en plein air dans la ville, avec une programmation mainstream), des valeurs sûres comme les groupes en tournée et surtout une scène expérimentale où l’on découvre des artistes émergents dont on dit quelques années plus tard : « Ah oui, je l’ai vu.e à Saalfdelden, il y a longtemps déjà… »

par Matthieu Jouan // Publié le 26 septembre 2021

[1Devenu responsable pour le jazz de Music Austria, celui même qui invite Citizen Jazz à suivre ce festival.