Scènes

Ann Arbor’s Edgefest : complètement à l’ouest

Kerrytown Concert House a de nouveau fourni un cadre intimiste idéal pour la 23e édition d’Edgefest.


Illustration : Adrienne Kaplan

Cette année encore, le festival d’Ann Arbor, banlieue de Detroit dans le Michigan, s’est focalisé sur une région géographique. Avec pour thème « Out West », du 16 au 19 octobre se sont succédé des musiciens de la côte ouest américaine, une belle occasion d’entendre des artistes de Seattle, San Francisco et Los Angeles qui se font trop rares hors de leur jardin.

Lisa Mezzacappa @ M.A.

Parmi les artistes les moins connus a figuré la contrebassiste Lisa Mezzacappa qui a présenté un sextet venu interpréter ses compositions inspirées par Cosmicomics, un livre d’Italo Calvino. Au travers de morceaux non linéaires marqués par de nombreux détours, elle a su parfaitement capter et restituer l’univers du célèbre auteur italien. Elle propose des sonorités venues d’un autre monde en exploitant la palette sonore à sa disposition avec la guitare de John Finkbeiner, le saxophone ténor d’Aaron Bennett, le vibraphone de Mark Clifford, l’électronique de Tim Perkis et la batterie de Sam Ospovat remplaçant au pied levé Jordan Glenn en tournée avec le guitariste Fred Frith. Mezzacappa aime également les contrastes. La douce mélodie de « Solar Storm » fait soudainement place à un déluge de sons ; les soli affichent une personnalité certaine — clinique pour l’un, effervescente pour l’autre. Enfin, les compositions à tiroirs de la contrebassiste sont propices à la mise en place de sous-ensembles. « Blood, Sea » met en scène des duos tandis que « The Form of Space » voit Finkbeiner, Clifford et Perkins créer un voile enveloppant Bennett, Mezzacappa et Ospovat qui, eux, restent solidement les pieds sur terre. Au gré de ces compositions, le groupe dévoile un univers captivant qui emprunte aussi bien au rock qu’aux musiques latines ou méditerranéennes.

Bobby Bradford @ M.A.

Un moment fort du festival a été la présence de Bobby Bradford, le cornettiste de 85 ans venu se produire en compagnie du batteur Michael T.A. Thompson et des inamovibles Vinny Golia (sax soprano, clarinette et clarinette basse) et Ken Filiano (contrebasse), deux hommes qui auront été très sollicités pendant ces quatre jours. Le groupe démarre avec « She », un morceau clairement associé au groupe que Bradford a longtemps animé avec le clarinettiste John Carter. Axée sur le contrepoint, la version livrée à Ann Arbor débouche sur une conclusion surprenante et pleine d’humour. Cela dit, la pièce de résistance du concert est la suite récemment composée par le cornettiste en l’honneur de Jackie Robinson, le premier joueur de baseball noir à jouer au plus haut niveau, ouvrant ainsi la voie à l’élimination de la ségrégation dans le sport américain. La teneur générale de l’œuvre est plutôt sombre, mais le public a quand même eu droit à quelques coups d’éclat : Filiano dans un beau numéro d’équilibriste tandis que Bradford fait des merveilles avec sa sourdine et s’installe même derrière le piano pour plaquer quelques accords sur un solo de Golia. Si Bradford a tendance à laisser les soli à son acolyte, c’est bien lui qui a clairement le contrôle des opérations.

Myra Melford @ M.A.

Edgefest 2019 a donné à la pianiste Myra Melford l’opportunité de s’exprimer dans deux contextes inhabituels. Tout d’abord en trio en improvisation totale avec Kyle Bruckmann (hautbois et cor anglais) et Vinny Golia (piccolo, clarinette basse, saxophones soprano et sopranino, clarinette). La musique n’est pas d’une approche facile, en particulier en raison du son âcre du hautbois et du cor anglais. Bruckmann impressionne tout de même par les techniques qu’il affectionne et qui semblent requérir de sérieux efforts. Étonnants aussi, les craquements qu’il émet et qui pourraient aussi bien être produits par un praticien des musiques électroniques. Melford a également recours à des pratiques bien à elle, attaquant le clavier de la tranche des mains à la manière d’un karatéka ou produisant des carillons en jouant à l’intérieur du piano. Pour sa part, Golia apporte un peu de diversité et de couleur grâce à la panoplie d’instruments à sa disposition.

Melford enchaîne avec une nouvelle œuvre jouée en compagnie de cinq étudiants et d’un professeur de l’Université du Michigan avec une instrumentation singulière : claviers électriques, melodica/voix, violon, alto, trompette et batterie. Tout commence avec une ambiance futuriste et une phrase répétée à l’infini par chaque instrument faisant son entrée, jusqu’à ce que tout l’ensemble soit impliqué. Les segments se suivent avec une intensité variable, tantôt teintés d’Orient, tantôt pointillistes ou zen. Des instants élégiaques succédent à des passages chaotiques ou saccadés. Temporairement intitulée « Roadmap », cette composition avait été jouée une seule fois auparavant, au Stone à New York avec la saxophoniste Ingrid Laubrock, la guitariste Mary Halvorson et la violoncelliste Tomeka Reid. Elle devrait faire l’objet d’un prochain enregistrement. Il faut enfin noter que ce concert entrait dans le cadre d’un nouveau partenariat avec un club de jazz nouvellement établi dans la ville, Blue Llama, un lieu peut-être un peu trop tape-à-l’œil, mais avec une sonorisation exceptionnelle, ce qui a permis d’apprécier la musique dans les moindres détails.

Jon Raskin @ M.A.

Le dernier soir, le festival connaît un ultime changement de décor et prend ses quartiers dans une église, la Bethlehem United Church of Christ. Au programme, le Rova Saxophone Quartet qui continue d’émerveiller après plus de 40 ans d’existence en jouant un répertoire varié. Le groupe a notamment dévoilé une nouvelle composition de Jon Raskin, « Valley Winter Clouds », qui repose sur une mélodie en filigrane et sur le jeu de signaux donnés par les musiciens qui influent sur le cheminement du morceau et constituent une marque de fabrique du groupe. Nos quatre saxophonistes ont également sorti des placards une composition collective datant des débuts du groupe, « NC17 »—un morceau épuré reposant sur des techniques non orthodoxes. Trois morceaux signés de Steve Adams ont constitué l’ossature du concert : « Enumaration », une œuvre solennelle dédiée au saxophoniste Glenn Spearman qui a donné lieu à un dialogue très fourni entre le soprano de Bruce Ackley et le ténor de Larry Ochs ; « Impro 2 », un thème sobre qui a débouché sur une conversation à quatre ; et « Xenophobia », construite autour d’une simple mélodie faisant place à maints dérapages. Le quatuor a enfin fait un clin d’œil à Steve Lacy avec une reprise de « Clichés ».