Portrait

RogueArt : label et le voyou

Michel Dorbon, patron du label RogueArt, répond à nos questions.


Avec ses pochettes invariablement blanches aux lettrages rouges et noirs, le visuel du label RogueArt a la rigueur des maisons d’édition de livres les plus sérieuses. Si on songe aux Éditions de Minuit pour l’invariabilité de ses couvertures, le catalogue du label évoque lui aussi, pour le versant musique, une recherche permanente et exigeante de formes nouvelles.

Attaché à exprimer le plus brûlant de notre contemporain, éloigné des phénomènes de mode, il propose, en effet, une certaine idée de la création en accueillant des musiciens rompus à des pratiques authentiques mais situés en marge de la doxa. En presque vingt ans d’existence, l’équipe réduite qui s’en occupe a su créer un catalogue cohérent et construire des liens forts avec des personnalités qui ont la fidélité pour engagement. Plus de 280 noms (William Parker, Roscoe Mitchell, Nicole Mitchell, Myra Melford, Joe Morris, Mary Halvorson) sont à porter au crédit de ce catalogue qui propose régulièrement de nouveaux disques.

Christine Bareau et Michel Dorbon sont les dirigeants de cette petite entreprise d’artisanat d’art. Derrière la rectitude de leur démarche et le sérieux de leur pratique, la conviction et l’enthousiasme affleurent très vite. Un discours affirmé, en marge lui aussi des attendus traditionnels dans ce genre de démarche en font une parole précieuse à recueillir. Les réponses de Michel Dorbon à quelques question sur Rogue Art.

- Pourquoi le nom de Rogue Art ?

À la fin du siècle dernier et au début des années 2000, Rogue, voyou en anglais, était principalement utilisé dans l’expression rogue states, états voyous, qui désignait les états mis au ban de l’ordre occidental, sans que ce soit toujours pleinement justifié ; l’expression est aujourd’hui passée de mode. RogueArt fait donc référence à un art, une musique qui serait en marge de l’institution et de l’art officiel, de l’art marchand.

- Depuis quand le label existe-t-il ?

Depuis 2005 ; dix-sept ans donc. RogueArt n’a connu que la crise du disque…

- Quelle envie a présidé à sa naissance ?

Avant de créer RogueArt, un peu par hasard ou plutôt grâce à la conjonction de hasards, j’ai produit quatre albums pour le label Bleu Regard, aujourd’hui disparu. C’est ce qui m’a mis le pied à l’étrier. À la suite de ces quatre productions, j’ai décidé de sauter le pas et donc de créer mon propre label.

J’en profite pour souligner que le travail de producteur (les contacts avec le ou les musicien.ne.s, la définition du « projet musical », l’enregistrement, le mixage, le master final de l’album…) et celui de responsable et gestionnaire d’un label (la fabrication d’un album physique, la promotion, la gestion des ventes en direct et via les distributeurs, la gestion des stocks, la manutention, les envois…) sont deux activités en fin de compte très différentes qu’il n’est pas simple de mener en parallèle.

Cependant, compte tenu de l’économie du disque, il est pratiquement impossible aujourd’hui de les dissocier ; il faut donc en même temps, penser et réaliser des tâches extrêmement diverses et assez éloignées les unes des autres.

- Combien êtes-vous pour vous occuper de ce label ?

Christine Bareau mon épouse et moi-même. Jusqu’à très récemment, nous avions l’un et l’autre, en plus du label, chacun un autre travail salarié à temps plein. Pas forcément simple à gérer, mais c’est aussi ce qui nous a permis et nous permet toujours de maintenir RogueArt à flot financièrement.

- Combien de références le label compte-t-il à ce jour ?

Environ 120, principalement sous formes de CDs ; il y a aussi 7 LPs et 6 livres, dont les trois Conversations, livres uniques d’interviews de musiciens et d’artistes réalisées par William Parker (uniquement en anglais).

- Combien de disques sont produits par an et sur quels principes ?

Entre six et dix. En-dessous de six, il est difficile de trouver un équilibre entre la fidélité à certain.e. musicien.ne.s ou groupes et produire des musicien.ne.s qui ne seraient pas encore sur le label. Au-delà de dix, compte tenu de nos moyens, il n’est plus possible d’effectuer un travail correct.

- Comment se fait / s’est fait le lien avec la scène américaine (principalement chicagoane et new-yorkaise) ? Pourquoi Rogue Art propose-t-il si peu de musiciens français ?

Pour ma toute première production, pour Bleu Regard donc, j’avais très envie de demander à Matthew Shipp de me proposer un groupe avec lequel il aurait envie d’enregistrer ; ce fut le trio Matthew Shipp / William Parker / Rob Brown (depuis réédité sur RogueArt). Lorsque j’ai créé RogueArt, j’ai eu envie de continuer de travailler avec Matthew et son tout premier enregistrement (mais seulement la quatrième référence) pour RogueArt fut l’hommage rendu à Jean Genet par le quartet Declared Enemy (Matthew Shipp, Sabir Mateen, William Parker et Gerald Cleaver) auquel s’est joint Denis Lavant pour des lectures de deux textes de Jean Genet.

En même temps, juste avant le lancement de RogueArt, Alexandre Pierrepont m’a fait rencontrer Roscoe Mitchell et Hamid Drake (et plus tard, d’autres musiciens de Chicago). Roscoe et Hamid ont tous deux accepté de me faire confiance et d’enregistrer pour ce tout nouveau label alors qu’il n’existait pas encore (Hamid Drake et Bindu Bindu , la première référence et Roscoe Mitchell Quintet, Turn, la troisième) : difficile de refuser…

Je souhaitais également continuer de travailler avec Rob Brown, un musicien beaucoup trop sous-estimé (Rob Brown Quartet Radiant Pool, la deuxième référence). De fil en aiguille, j’ai continué de travailler avec ces musiciens puis d’autres de Chicago (Nicole Mitchell, Rob Mazurek, Joshua Abrams, Tomeka Reid, Jeff Parker…) de New York et de la Côte est (William Parker, Gerald Cleaver, Joe Morris, Steve Swell, Mary Halvorson, Mat Maneri, Ingrid Laubrock, Tomas Fujiwara…) ou d’ailleurs aux Etats Unis (Larry Ochs, Myra Melford…). Mon souhait d’avoir une relation de suivi et de fidélité avec les musicien.ne.s avec qui je travaille a fait le reste.

Michel Dorbon et Steve Dalachinsky, RogueArt, Paris. 29 novembre 2009

À partir du début des années 2000, j’ai également lié une relation d’amitié avec le poète new-yorkais Steve Dalachinski, décédé fin 2019. Il assistait à au moins un concert par jour (en plus de nombreuses autres activités et de sa propre création) ; c’était donc un des plus grands connaisseurs de la scène jazz de New York et au-delà. Les longues conversations que j’ai pu avoir avec lui, et pas seulement à propos de musique, m’ont aussi beaucoup aidé à m’orienter. Steve est également l’auteur de nombres de notes de pochettes d’albums du label.

Pour résumer, d’abord une volonté de travailler avec quelques musiciens, puis d’heureuses rencontres et enfin des relations de confiance mutuelles m’ont fait nouer des liens sur le long terme avec les scènes de Chicago et New York ; pas les pires…
Cela fait donc que, en fin de compte, les musicien.ne.s français.e.s se trouvent être em minorité ; et ceux ou celles qui ont enregistré pour RogueArt l’ont fait plutôt dans le cadre de collaborations transatlantiques (Joëlle Léandre, Michel Édelin, Sylvain Kassap, Didier Petit, Benoît Delbecq, Denis Fournier, Christophe Rocher…).

- S’occuper d’un label, de surcroît pour défendre une musique pareille, n’est-ce pas un peu audacieux ? Avez-vous trouvé un équilibre financier ?

Je comprends l’expression, « défendre cette musique », mais je n’en suis pas très fan. D’abord je ne pense pas défendre qui que ce soit. Ce que je fais, ce que nous faisons, c’est avant tout du travail ; un travail qui consiste d’une part à offrir aux musicien.ne.s un espace où ils peuvent s’exprimer sans contraintes et, d’autre part, à faire que le plus grand nombre de mélomanes possibles rencontre le fruit de cette expression ; un travail souvent enrichissant et pas toujours facile, mais c’est avant tout un travail.

« Cette musique », elle a un nom et il faut donc la nommer : c’est du jazz. Du jazz en perpétuelle mutation au gré de l’apport d’influences nouvelles, comme cela a toujours été le cas pour le jazz depuis ses débuts. Je comprends que les musicien.ne.s ne souhaitent pas être associés au jazz de musée, qui s’est malheureusement accaparé le terme ; pourtant ce sont bien eux qui font du jazz, pas ceux qui refusent qu’il évolue.
Quant à l’audace, il faut bien sur la mettre au crédit des musicien.ne.s, pas au nôtre. S’ils n’étaient pas audacieux.ses, nous ne le serions pas…

La question de l’équilibre financer mériterait un long développement. Pour répondre très rapidement, le revenu des ventes ne compense pas l’ensemble des dépenses. Je n’en dirai pas plus, car il faudrait parler de l’économie du disque dans son ensemble et cela nous mènerait beaucoup trop loin ; un article entièrement dédié au sujet suffirait à peine.

- Pourquoi cette musique-là précisément ?

Le jazz est sans doute le mouvement artistique le plus intéressant et le plus singulier de tous ; et c’est aussi celui qui a la plus longue durée dans le temps et qui a le plus d’influence sur toutes les autres formes d’expression (cinéma, littérature, art plastique, danse…) mais également sur la vie politique et sociale (au moins dans le monde occidental) ; je ne pense pas qu’il y ait eu ou qu’il y ait actuellement d’équivalent. Malgré les efforts de certain.e.s pour le muséifier, le jazz est toujours vivant, toujours ouvert à de nouvelles influences. Le jazz n’a évidemment plus le rayonnement qu’il a pu avoir au 20e siècle mais il est toujours là et il doit continuer d’exister et d’évoluer hors des musées où d’aucuns veulent l’enfermer pour mieux le contrôler. C’est donc dans ce monde du jazz toujours en train de se faire sans jamais renier son passé que RogueArt essaye de s’inscrire, modestement…

- Quels sont les projets à venir ?

Les prochaines sorties prévues, y compris 2023, avec quelques français.e.s… :

Jeff Parker – Eric Revis – Nasheet Waits Eastside Romp
Sylvain Kassap Sextet (Sylvain Kassap – Christiane Bopp – Aymeric Avice – Sophia Domancich – Hélène Labarrière – Fabien Duscombs) Octobres
Matthew Shipp – Mark Helias The New Syntax
Denman Maroney – Scott Walton – Denis Fournier Kosmo Meta
Art Ensemble of Chicago The Sixth Decade – From Paris to Paris
Joëlle Léandre – Craig Taborn – Mat Maneri
Steve Swell’s Fire Into Music (Steve Swell – Jemeel Moondoc – William Parker – Hamid Drake) Fire From the Road (2004/2005) – For Jemeel Moondoc

RogueArt sur Citizen Jazz

par Nicolas Dourlhès // Publié le 10 juillet 2022
P.-S. :

De 1992 à 2006, le label Bleu Regard produit une grosse vingtaine de références. Installé en France, il fait la part belle aux musiciens américaines issus de la scène free et des lofts des années 70. Charles Tyler, particulièrement, signe plusieurs disques tout comme Dennis Charles, Frank Lowe ou David Murray. Des musiciens hexagonaux sont aussi passés par cette maison : Daunik Lazro, Bernard Santacruz, Rémi Charmasson notamment.