Scènes

Exercice de bon voisinage

Edgefest salue l’héritage musical de Chicago.


Ann Arbor est une ville située à environ 45 minutes de voiture de Détroit. Principalement connue pour être l’antre de l’université du Michigan et de son équipe de football américain, elle propose depuis 22 ans Edgefest, un petit festival avec une programmation hors des sentiers battus et un public de passionnés fidèles.

La dernière édition d’Edgefest s’est déroulée du 17 au 20 octobre à Kerrytown Concert House, un lieu pouvant accueillir environ 150 personnes qui est le siège de cette manifestation depuis quasiment ses débuts. Après plusieurs années où le programme était conçu autour d’un instrument, le festival a cette année inauguré une nouvelle approche centrée sur une ville ou région. Et le choix des organisateurs s’est porté sur Chicago — l’an prochain ce sera le tour de la côte Ouest. Plusieurs générations de musiciens pour qui la ville a joué un rôle considérable dans leur développement se sont ainsi succédé sur scène même si pour une bonne moitié d’entre eux il ne s’agit plus de leur lieu de résidence.

Tiger Trio © M.A.

C’est notamment le cas du trio du clarinettiste argentin Guillermo Gregorio, entouré du violoncelliste Fred Lonberg-Holm et de la vibraphoniste Carrie Biolo, qui a immédiatement pris des allures nostalgiques. Tous trois vivent aujourd’hui hors de Chicago : Biolo dans le nord du Michigan, Lonberg-Holm dans l’Etat de New York et Gregorio dans la ville de New York. Le groupe a repris des anciens morceaux en prenant beaucoup de liberté pour une musique de chambre résolument moderne. Les compositions ont leur propre personnalité même si toutes utilisent des ingrédients communs—elles sont divisées en segments et reposent principalement sur l’utilisation des contrastes. Une musique sérieuse qui cependant n’est jamais triste, sachant incorporer l’humour, et trahissant sans aucun doute le plaisir que les musiciens ont eu à se retrouver.

Un autre trio complice et enjoué a illuminé le festival. Tiger Trio est composé de la flûtiste Nicole Mitchell (basée depuis quelques années à Los Angeles), de la contrebassiste Joëlle Léandre et de la pianiste Myra Melford qui, si elle n’a pas fait carrière à Chicago, n’est pas moins originaire de Skokie, une petite ville limitrophe de la banlieue nord. Le concert le plus court du festival compense avec de l’imagination à revendre et une joie d’évoluer ensemble évidente et démonstrative. Les musiciennes jouent au chat et à la souris. Le trio tangue sans jamais chavirer. En outre, jamais autant que ce jour-là les influences de la musique classique russe sur le jeu de Mitchell n’ont transparu.

ce sont les femmes qui ont su sortir leur épingle du jeu

Même s’il est centré sur un thème, Edgefest aime également mettre en avant la scène locale. Ainsi, Stephen Rush a pu exécuter une pièce inédite pour piano de Roscoe Mitchell qui a d’ailleurs terminé le set avec une brochette de musiciens de Détroit. Surtout, le festival donne à la jeunesse montante une chance de faire ses preuves. L’Uroboros Sextet de la guitariste Kirsten Carey comprend des jeunes pousses ainsi qu’un ancien, le saxophoniste/clarinettiste Andrew Bishop, un pilier de la scène musicale d’Ann Arbor. La musique pourrait être qualifiée de punk-jazz et privilégie le son de groupe plutôt que les exploits personnels. Ainsi, peu de solos sont à se mettre sous la dent, la saxophoniste/flûtiste Molly Jones se taillant la part du lion avec des interventions étonnamment mélodieuses. Les compositions avancent par à-coups et reposent souvent sur des ostinatos ou des riffs scandés et menaçants, rappelant Univers Zéro. Tout n’est pas parfaitement ficelé, loin de là, mais il y a de l’énergie et de l’enthousiasme. Il reste en effet du travail pour présenter un projet plus abouti et arrondir les angles. Reste que le groupe aura apporté une tonalité différente.

Hugh Ragin et Fred Perry © M.A.

Pour le clou du festival, nous avons droit à un changement de décor.
La Bethlehem United Church of Christ accueille en effet l’Art Ensemble of Chicago 50th Anniversary Project et ses quatorze musiciens. Les deux membres emblématiques que sont Roscoe Mitchell et le batteur Famoudou Don Moye ont recruté pour l’occasion des artistes d’horizons divers. Après le traditionnel salut silencieux tourné vers l’Est, Roscoe Mitchell fait retentir une clochette pour lancer la machine. La première composition dirigée par Stephen Rush est abstraite et met en avant les trompettes de Hugh Ragin et Fred Perry. Les morceaux suivants mettent à l’honneur tour à tour les différentes sections du groupe, notamment les percussions et les cordes, et proposent de belles orchestrations pleines d’entrain. Pour terminer, Christina Wheeler (chant et dispositif électro acoustique) et le percussionniste Titos Sompa (chant et mbira) préfacent une composition qui fait songer à Sun Ra et nous expédie dans le cosmos. On finit par entrer dans une transe ponctuée de trompettes rugissantes.

Au final, ce concert agréable et varié n’aura pas offert de vraies surprises. Moye et Mitchell ont été sobres et ce sont les femmes qui ont su sortir leur épingle du jeu, notamment Nicole Mitchell et la contrebassiste italienne Silvia Bolognesi. Pas de Fanfare for the Warriors, mais plutôt des Nice Guys.