Sur la platine

Corbett vs. Dempsey, l’art de la production

Lorsque le journaliste John Corbett a ouvert une galerie d’art en septembre 2004, on pouvait le croire perdu pour le monde de la musique.


John Corbett, Hamid Drake et Jim Dempsey @ Avec l’aimable autorisation de Corbett vs. Dempsey

Après l’ouverture de Corbett vs. Dempsey, John Corbett et son associé, Jim Dempsey, se sont progressivement laissés aspirer par la production discographique. Pour l’ancien journaliste, il s’agit notamment de reprendre un travail déjà bien entamé lorsqu’il s’occupait de l’Unheard Music Series pour le compte du label Atavistic, exhumant des pièces rares de l’univers du free jazz et des musiques improvisées. Pour la petite histoire, Corbett et Dempsey sont également les patronymes de deux boxeurs américains, Jack Dempsey et Jim Corbett.

Dès l’ouverture de leur galerie, John Corbett et Jim Dempsey ne peuvent s’empêcher d’établir un lien avec la musique. Des musiciens avec une âme d’artiste plastique tels que Pee-Wee Russell, Sun Ra, Han Bennink ou Peter Brötzmann font l’objet d’une exposition. De là à l’idée de produire des disques, il n’y a pas loin. Toutefois, les deux associés ne prévoient pas de créer un label au moment de lancer leurs premières productions. Il faudra d’ailleurs attendre plusieurs années avant que l’idée d’un label se concrétise vraiment.

En effet, les disques sont initialement artisanaux et gravés sur des CD-R. Le premier est un duo inédit associant le saxophoniste Peter Brötzmann au contrebassiste britannique Harry Miller et tiré à seulement 200 exemplaires. Ensuite, le label propose au saxophoniste Steve Lacy et au poète Tom Raworth de collaborer. « Je serais très heureux de décorer les textes de Tom », aurait confié Lacy à Corbett. Malheureusement, le saxophoniste décède avant que le projet ne prenne forme. Il est remplacé par Brötzmann et l’album sort avec le titre No Hard Feelings – For Steve Lacy.

Outre le soufflant allemand, le multi-instrumentiste Joe McPhee figure parmi les priorités. Corbett le connaît depuis 1985 alors qu’il étudie encore à l’université sur la côte Est. Il souhaitait en faire le sujet de sa thèse. D’ailleurs, lorsqu’il commence à programmer des concerts hebdomadaires à l’Empty Bottle avec le saxophoniste Ken Vandermark au milieu des années 90, McPhee est l’un des premiers artistes à être invité à Chicago.

Joe McPhee, John Corbett et Jim Dempsey @ Avec l’aimable autorisation de Corbett vs. Dempsey

Corbett réfléchit également à des projets restés dans des tiroirs. Pipeline, qui réunit 16 musiciens scandinaves et américains, devait sortir sur le label du saxophoniste Mats Gustafsson, Crazy Wisdom, mais celui-ci mord la poussière après seulement quatre références.

Pendant plusieurs années, il ne faudra compter qu’une ou deux productions par an. Parfois, elles sont le fruit du hasard qui peut bien faire les choses. Ainsi, Corbett est un jour surpris de voir le célèbre producteur Hal Willner débarquer dans sa galerie. Il en profite pour amener rapidement la conversation sur l’album A Well Kept Secret du Beaver Harris - Don Pullen 360o Experience. Il lui demande pourquoi le disque n’a jamais été réédité. Willner lui répond qu’il en possède toujours les droits et qu’il lui donne le feu vert. « Un tel projet peut prendre beaucoup de temps, avoue-t-il. Il s’agit d’être patient et de savoir pousser lorsque les circonstances le permettent. Et ces circonstances peuvent se révéler d’incroyables opportunités. »

L’envie de produire des disques autres que des rééditions ou des enregistrements dits historiques gagne de plus en plus Corbett vs. Dempsey. Cela se manifeste par exemple durant la pandémie, lorsque l’idée vient à Corbett de créer la série Black Cross, constituée exclusivement d’enregistrements en solo. « Nous avions en tête huit disques avec des musiciens très spécifiques, explique Corbett. Ces albums devaient refléter l’état physique et mental de ces artistes. » Il se félicite également du fait que le projet ait donné la possibilité au batteur Hamid Drake d’enregistrer son premier disque en solo.

Plus récemment, un moment important pour le label est la sortie de trois disques du saxophoniste Mars Williams, décédé le 20 novembre 2023. « Mars m’avait contacté dans les mois qui ont précédé sa disparition pour savoir si je serais intéressé, dit Corbett. Il savait que ces albums ne sortiraient pas de son vivant. Ce sont des enregistrements provenant de ses archives personnelles qu’il a sélectionnés lui-même et qui étaient déjà mixés. » En fait, Corbett pourrait sortir un quatrième enregistrement par un groupe précurseur de Liquid Soul. Malheureusement, ne sachant pas qui sont les musiciens présents sur les bandes, il est fort probable qu’elles ne verront jamais le jour.

Mars Williams @ Avec l’aimable autorisation de Corbett vs. Dempsey

En octobre 2024, la galerie fête son 20e anniversaire et la musique est bien entendu au rendez-vous. Plusieurs sorties sont prévues : un ouvrage, les mémoires de Joe McPhee (Straight Up, Without Wings : The Musical Flight of Joe McPhee, écrit avec Mike Faloon), ainsi que d’autres enregistrements du multi-instrumentiste ; et une conférence inédite donnée par Sun Ra à l’université de Berkeley en 1971. « On entend le bruit de la craie sur le tableau noir, précise le producteur. En outre, il joue une version de « Love in Outer Space » et un solo de Moog de 18 minutes. » Enfin, une exposition tournante présentera des œuvres de Fred Lonberg-Holm, Peter Brötzmann, Roscoe Mitchell et des étuis de bandes sonores décorés par Sun Ra.

Au-delà de ce jalon, à quoi ressemble l’avenir du label ? Une irruption dans un style de musique grecque appelé rebetiko, pour lequel Corbett manifeste un intérêt certain ? Une ouverture vers la country, le bluegrass ou l’americana, des domaines dans lequel Jim Dempsey a de meilleures connaissances ? Tout est imaginable. Et bien sûr, n’oublions pas la réédition d’une quarantaine d’enregistrements Hat Hut, y compris des inédits, pour lesquels le label a déjà obtenu les droits.

Plus concrètement, il prévoit de poursuivre une incursion dans la musique contemporaine. Le label a déjà sorti un coffret de quatre disques de la flûtiste Claire Chase. Aujourd’hui, il pense creuser la question, notamment avec le compositeur roumain Iancu Dumitrescu et ses œuvres pour instruments à cordes frottées légèrement amplifiés. Un autre domaine à explorer est le rock. Le groupe post-punk Dredd Foole & The Din a fait l’objet de trois enregistrements historiques. Prochainement, une compilation d’inédits du groupe anglais Splat ! devrait voir le jour.

Depuis les débuts du label, ne pas perdre d’argent est une constante. La trésorerie de la galerie lui permet également de ne pas attendre des rentrées d’argent pour produire de nouveaux disques – un privilège que beaucoup d’autres labels indépendants lui envient. « Nous voulons continuer à proposer une musique qui mérite de voir le jour et d’être disponible, dit-il. Il s’agit souvent d’une musique difficile mais que nous aimons. » Si plusieurs références sont disponibles en vinyle, Corbett est sceptique quant à l’avenir de ce support, notamment en raison de son coût qui devient de plus en plus prohibitif. « Je crois au retour du compact disc », affirme-t-il. Avant d’ajouter en souriant : « Le jour où les constructeurs automobiles produiront à nouveau des véhicules avec un lecteur CD, ce sera le signe de ce changement. »