Chronique

Anna Webber

Idiom

Label / Distribution : Pi Recordings

Il y a deux ans, alors que sortait Clockwise, album qui l’a consacrée comme l’une des musiciennes les plus prometteuses, nous écrivions que la multianchiste Anna Webber, remarquable flûtiste à l’écriture très ciselée, se plaçait sans doute aucun parmi les artistes qui compteront dans les années à venir. Elle est allée ensuite de confirmation en confirmation, d’abord avec Dave Douglas, qui l’accueillera sur son label Greenleaf Music, puis surtout avec une autre compositrice de sa génération, Angela Morris. Le travail en grand format a sans nul doute permis à la grammaire d’Anna Webber de gagner en consistance ; avec le justement nommé Idiom, il s’affirme désormais comme une marque de fabrique familière, faite de dispositifs de précision répétitifs solidement bâtis sur des structures mouvantes, largement ouvertes à l’improvisation. Un Idiom que Webber avait déjà utilisé sur Clockwise [1] et qui est ici largement approfondi

C’est ce qui donne à sa musique cette sensation de mécanique aussi solide qu’elle peut être imprévisible, à l’instar de « Idiom 1 », en trio avec le batteur John Hollenbeck et le pianiste Matt Mitchell sur le premier volet de ce double album. Les cercles concentriques de la flûte, qui dessinent une maille chaotique où s’accumule la puissance, et où ses compagnons peuvent agir à leur guise tout en restant liés, des engrenages aux constructions éphémères, vecteurs d’un parfaite entropie où Anna Webber virevolte. C’est aussi un écrin où la science du rythme d’Hollenbeck peut offrir tout son potentiel : sur « Idiom III », plus agressif, les rôles s’inversent, et c’est la batterie qui détermine une trame solide que le ténor de Webber va altérer à force de passages successifs, comme on tenterait de refroidir des atomes au bord de la fission. C’est d’ailleurs le pianiste qui sera le premier à s’emballer : Mitchell, qui avait déjà invité Webber sur l’ambitieux A Pouting Grimace, déjà chez Pi Recordings, explose en clusters soudains que ponctue une main gauche ravageuse. Il n’en faudra pas davantage pour changer de climat et que la saxophoniste durcisse le ton, sur des boucles vindicatives qui rappellent que toute notion de minimalisme dans sa musique peut être balayée par l’urgence, sans rien perdre en cohérence.

C’est lorsque le second disque débute sur un « Idiom VI », avec un orchestre de douze pupitres en surplus d’Eric Wubells à la direction, que l’on prend conscience de la richesse de la musique de Webber. C’est comme si, dans le premier mouvement, sa musique était passée à la loupe, comme si chaque geste était scruté et déconstruit, notamment par un formidable noyau de cordes où l’on retrouve des musiciens habitués aux musiques très contemporaines, tel Nick Dunston à la contrebasse et Erika Dicker au violon (une familière de la fondation Tricentric de Braxton, tout comme d’ailleurs le tromboniste Jacob Garchik). L’occasion également de découvrir de nouveaux visages, comme la violoncelliste Mariel Roberts ou l’alto Joanna Mattrey, à suivre sans délai. La luxuriance de cet « Idiom VI », qui se laisse le temps de développer toute les idées de la flûtiste, remarquable sur le second mouvement, peut-être envisagée comme un véritable manifeste. Quand beaucoup de compositeurs de Creative Music contemporains travaillent la spatialisation du son, Webber s’intéresse davantage à la mécanique, à l’interaction entre diverses petites structures orchestrales mouvantes, pas seulement par familles d’instruments, mais parfois par timbres qui s’imbriquent, comme autant d’engrenages capables de reprendre leur indépendance (les claviers de Liz Cosack y contribuent largement). Idiom est un disque puissant, qui marquera son époque. Quant à Anna Webber, si elle s’imposait déjà parmi les meilleurs, elle tient désormais son disque de référence.

par Franpi Barriaux // Publié le 29 mai 2022
P.-S. :

Trio : Anna Webber (ts, fl), Matt Mitchell (p), John Hollenbeck (dms)

Large Ensemble : Anna Webber (ts, fl), Nathaniel Morgan (as), Yuma Uesaka (ts, cl), Adam O’Farrill (tp), David Byrd-Marrow (fhn), Jacob Garchik (tb), Erica Dicker (vln), Joanna Mattrey (vla), Mariel Roberts (cello), Liz Kosack (cla), Nick Dunston (b),
Satoshi Takeishi (dms), Eric Wubbels (dir)

[1On trouvait un « Idiom II » sur ce précédent disque, un morceau absent ici.