Entre ciel et mer à Porquerolles
Jazz à Porquerolles (du 8 au 12 juillet 2016) fête sa quinzième édition entre ciel et mer.
Le festival « Jazz à Porquerolles » fête sa quinzième édition entre ciel et mer, dans le Parc national de Port-Cros. La manifestation est dédiée à Mahmoud Guinéa, merveilleux musicien gnaoua, disparu en août dernier. Il était venu à l’île de Porquerolles, aux côtés d’Archie Shepp, pour délivrer son message de paix, celui d’un Islam tolérant et musical.
La thématique de l’héritage, au cœur de la programmation cette année, se décline au fil des concerts, d’Archie Shepp et Aldo Romano, en passant par Avishai Cohen et Otis Taylor, sans oublier les groupes Papanosh et Creole Spirits de Jacques Schwarz-Bart et Omar Sosa.
Pendant cinq jours, le festival réserve des animations aux visiteurs tout au long de la journée. Les « ateliers du jazz » proposent dès le matin un éveil à la musique aux enfants, suivis de rencontres musicales, de pique-niques sous les grands pins parasols du Domaine Perzinsky, d’« apéros swing », animés par le trio « Un Dimanche Après-Midi », tous les soirs dans différents bars du village, et d’ « after hours Jam Session » au pub « Le Côté Port ».
Lundi 11 juillet : Archie Shepp et Aldo Romano « Spécial 15 ans »
Au Fort Sainte Agathe, on grimpe par un sentier escarpé parmi les pins qui fleurent bon en cette fin de journée d’été. Arrivés aux portes de l’édifice, on pénètre dans un espace convivial aménagé au sein de l’ancienne tour, face à une jolie scène en plein air.
Franck Cassenti, président et fondateur du festival, annonce le programme de la soirée. Un moment unique qui réunit le saxophoniste, chanteur et poète Archie Shepp, amoureux de l’île et engagé dans l’histoire de « Jazz à Porquerolles », et le batteur et parrain des festivités, Aldo Romano ; tous deux sont présents depuis le début du projet. Faire naître le jazz dans l’île : l’esprit demeure intact et perdure jusqu’à aujourd’hui. C’est l’occasion de remercier tous ceux qui ont contribué à son existence, notamment les nombreux bénévoles, et l’émotion est palpable parmi les membres de l’équipe, présents sur scène ce soir.
C’est à Simone Lagrand, parolière et poétesse, que revient l’honneur d’ouvrir le bal. Très enjouée, elle relate les histoires de son île, la Martinique, chante en créole et improvise sur des mots choisis par des spectateurs. Entre slam et jeux de mots, la conteuse ponctue ses poésies de « woulis » et lance un beau chant de fertilité, appelé « Béliya ». Ses improvisations sont reprises en musique par la fanfare « Les Krakens », rejoints sur le plateau par le saxophoniste Jacques et sa mère Simone Schwarz-Bart, qui lit d’une voix grave et éloquente des extraits de son roman « Pluie et vent sur Télumée Miracle ». Les compositions, ébauchées l’après-midi même par Jacques Schwarz-Bart sur des textes de sa mère, sont inspirées de sa rencontre avec les musiciens de la fanfare. Le tout est vivant, chaleureux, servi par la rythmique très soudée que forment Boris de Loeper (caisse claire) et Matthieu Agnus (grosse caisse).
- Archie Shepp par Léna Tritscher
Archie Shepp et Aldo Romano se sont fait beaucoup attendre et sont vivement applaudis quand ils arrivent enfin. Deux figures légendaires dans l’histoire du jazz américain et européen. Avec son élégance habituelle, Archie Shepp livre un show époustouflant. Une formidable présence, un style inimitable, la classe. Intensité des tempos, tendresse veloutée tissée dans les lignes denses au saxophone (ténor, soprano) et à la clarinette. Dès les premières notes, « Révolution » sonne comme une invitation à l’éveil des consciences. Sur ce morceau, il est accompagné par Jaques Schwarz-Bart au saxophone. Les deux souffleurs suivent le fil d’une idée commune, se relayant avec délicatesse.
Alternant les pièces originales et des plages d’improvisation savamment orchestrées où chaque souffle compte, entre ardeur et nostalgie, les ballades soyeuses au blues puissant et les standards de Duke Ellington qu’il adore remodeler tout en conservant un swing décapant, Archie Shepp renoue très vite avec le public. Généreux visionnaire au sourire désarmant alliant humour et décontraction, il se lève pour chanter le long poème musical « Mama Rose », en hommage à sa grand-mère. Dans sa voix, des frissons. L’auditoire, conquis, est sous le charme.
Les dialogues fusent et le groove est omniprésent, soutenu par un énergique Michel Benita à la contrebasse, très complice avec Stéphane Guéry à la guitare, sans oublier Carl-Henri Morisset, au piano, qui nous gratifie de magnifiques solos au milieu du set. Bien qu’un peu en retrait, Aldo Romano impose un jeu souple, efficace et feutré, en solide gardien du tempo, préférant la caresse des balais ou le léger cliquetis des baguettes sur les tambours à la débauche sonore de la grosse caisse. L’attention mutuelle de chaque instant et l’homogénéité évidente entre les musiciens sont remarquables. Un beau travail d’équipe, articulé avec précision.
Mardi 12 juillet : Yamandu Costa solo & Hamilton de Holanda « Trio Mundo »
Cette ultime soirée de concert marque la clôture du festival. Consacrée au Brésil, elle fait la part belle aux instruments à cordes, avec en première partie le guitariste et compositeur Yamandu Costa. La présentation élogieuse de Frank Cassenti nous apprend que ce « magicien » - dont le prénom signifie « le Précurseur des Eaux » - ne vient que très rarement en France. Seul en scène, très décontracté, baskets aux pieds et tout de noir vêtu, le jeune musicien fait montre d’une aisance exceptionnelle.
Souplesse dans les changements de rythme, attaques nerveuses, richesse des harmonies, grâce à un large éventail de techniques et aux développements de ses nouvelles compositions, Yamandu Costa dévoile son étonnante personnalité, une maîtrise prodigieuse et une intimité totale avec sa guitare à 7 cordes. Des mélodies aussi imprévues que délicieuses et variées virevoltent (« Habanera », « El Porro »), naviguant entre la samba, la bossa nova et le choro, cette musique populaire urbaine typique du Brésil. Le virtuose sifflote et chantonne pour s’accompagner et sous ses doigts qui courent littéralement sur son instrument, naissent des images de son pays, des terres immenses aux paysages contrastés.
La nuit tombe doucement, on entend le cri des mouettes et le figuier aux délicates branches, qui s’étendent sur la scène du fort sainte-Agathe, resplendit dans la lumière orangée du soir. A la fin du set, le guitariste souriant, l’air serein, boit du maté et s’adresse au public, ébloui par cette musique ardente, superbement tissée, dentelle colorée qui vous entraîne au-delà de la sensibilité et du lyrisme. Magique.
En seconde partie de soirée, le joueur de mandoline Hamilton de Holanda vient présenter son nouveau projet « Trio Mundo », entouré de Gustavo Dellagerisi à la contrebasse et Marcelo Caldi à l’accordéon. Pour la première fois en concert à Porquerolles, le trio explore diverses contrées, allant du flamenco à la samba, en passant par le merengue et les inflexions baroques. Une énergie à couper le souffle, un équilibre sans cesse questionné par des tensions harmoniques inattendues, des compositions rythmiques syncopées, un duo contrebasse-accordéon qui s’entend à merveille et puise à la source revigorante du traditionnel choro, le tout pour une succession de thèmes incisifs et bouillonnants aux inspirations multiples.
Des compostions originales de Hamilton de Holanda aux reprises endiablées de titres de Richard Galliano ou de Paco de Lucia, mais aussi de morceaux suédois, vénézuéliens et japonais tels que « El Saltarín » et « Game video », le mandoliniste peut s’approprier toutes les musiques et décloisonner les genres avec une tranquille audace. Dans un échange intense et vibrant, se construit ainsi un répertoire avec des fragments librement esquissés qui évoluent en permanence.
Très réussie, la deuxième partie du set atteint son apogée avec un brillant solo d’Hamilton de Holanda. Son jeu est éblouissant : percussif, lyrique, extravagant et acrobatique jusqu’au vertige. Vélocité impressionnante, richesse des sonorités, science de la mélodie et créativité débordante sont la marque d’un maître. Pour notre plus grand plaisir, le musicien revient sur scène aux côtés de Yamandu Costa pour le morceau final. Ils jouent ensemble un air brésilien dans l’esprit « Gipsy King ». Une musique à la fois populaire et exigeante, tressée de façon complexe, qui vous prend d’emblée et ne vous lâche plus.
Le public, absolument enchanté, ne peut se résoudre à partir malgré l’heure tardive. Il est bientôt temps pour les spectateurs d’attraper le dernier bateau qui va quitter l’île.