Scènes

Jazz à Vienne 2016, à pas mesurés

Jazz à Vienne confirme sa place de premier festival de musique de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Première partie.


Photo : Christophe Charpenel

Plus de 200 000 spectateurs pour l’ensemble des scènes, payantes ou gratuites, dont 82 000 au Théâtre Antique : en 2016, Jazz à Vienne confirme sa place de premier festival de musique de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Cette année, la scène Jazz Mix, qui animait les afters du festival au Magic Mirror, disparaît au profit de deux journées dans la lumière des jardins de Cybèle les 14 et 15 juillet. Musique classique, traditionnelle, électronique, groove, le Jazz Mix se délocalise en souhaitant préserver la spontanéité de rencontres musicales inédites. Dans la continuité des éditions précédentes, les découvertes et les métissages sont au cœur de cette 36e édition, avec en tête d’affiche : Randy Weston, James Carter, Gregory Porter, Chick Corea, Angelo Debarre, Hugh Coltman, Cecile McLorin Salvant et bien d’autres.

Lundi 4 juillet

Randy Weston African Rhythms 5tet + special guests : Cheick Tidiane Seck, Ablaye Cissoko, Mohamed Abozekry [1]

La deuxième semaine de concerts débute à Vienne par un événement rare. Un des géants du jazz moderne s’avance, d’un pas mesuré, sur la belle scène illuminée du théâtre antique et s’installe derrière le piano. Majestueux, serein, Randy Weston - il fête ses 90 ans cette année, dont plus de 60 ans de carrière – nous invite à partager son héritage musical africain, annonçant d’entrée de jeu le programme « African Cookbook ». Les échanges fusent entre le pianiste et les saxophonistes, Billy Harper au saxophone ténor et TK Blue à l’alto, ponctués de sublimes introductions au piano du natif de Brooklyn – phrasé limpide, toucher net - de respirations et de longues improvisations solo. Au fil des compositions « The 7 Queens of Africa », complainte blues aux sonorités de velours, « High Fly » et « African Sunrise », les mélodies gorgées de groove afro-américain s’élèvent dans l’air tiède de la nuit. Aux percussions, Neil Clarke chante tout en martelant ses tambours, prodiguant de délicieux sons mats et feutrés. Quant au très expressif Alex Blake, tout simplement saisissant à la contrebasse, il lutine son instrument comme s’il s’agissait d’une guitare électrique. Il est déjà plus de 23h30 quand les invités rejoignent le quintet mais Randy Weston, attentif et souriant, joue pleinement son rôle de passeur et présente chaque musicien. Le joueur de kora sénégalais Ablaye Cissoko, le virtuose égyptien de l’oud, Mohamed Abozekry, et le claviériste malien Cheick Tidiane Seck déploient un jeu aux étonnants contrastes où les modulations orientales se mêlent aux sons cristallins de la harpe-luth mandingue. Par bribes, c’est le bruissement du monde qui nous parvient à cet instant. Un enchantement pour les oreilles et un baume pour l’âme.

Lisa Simone : My World [2]

En première partie, la chanteuse Lisa Simone, rayonnante, attaque un morceau entraînant dans la plus pure tradition rhythm and blues, entourée des musiciens de My World, son tout dernier album. Le refrain est repris en chœur par les guitaristes, agrémenté d’un brillant solo d’Hervé Samb. Soudain, la New-Yorkaise tombe le chapeau et demande malicieusement : « je suis la fille de qui ? ». Elle est bien la fille de la célèbre Nina Simone mais pas uniquement… Son choix d’interpréter la version du mythique « Ain’t Got No, I Got Life » pour célébrer la mémoire de sa mère est assez prévisible. On est heureusement surpris par son interprétation convaincante. Revanche ou clin d’œil au destin ? Quoiqu’il en soit, elle assume sa filiation aujourd’hui. De sa voix ondoyante et chaude au timbre grave, Lisa Simone enchaine avec la chanson écrite par sa grand-mère « My love », teintée de blues et de gospel et « This place », inspirée de la maison de sa mère en France, « sa base, son lieu de paix ». C’est en France, « ce pays qui a guéri ses blessures » qu’elle a écrit, à 52 ans, la plupart des titres de son album « All Is Well », premier recueil soul de ses propres compositions. Assise sur le bord de la scène, le visage tourné vers le ciel bleuté, elle lève les yeux et lance « Bienvenue in my world ». Naturelle, débordante de générosité, elle danse et se déhanche, traversant le plateau d’un bout à l’autre. Sa joie est communicative. Lorsqu’elle vient chanter au milieu du public à la fin du concert, elle est accueillie par une véritable standing ovation.

Mardi 5 juillet

David Enhco - Florent Nisse Duo invite Miguel Gonzalez
Tribute to Chet Baker - Lettres sur cour [3]

Des formations très différentes marquent la journée du mardi à Cybèle. Allons faire un tour du côté de la jolie scène en plein air où chaque jour, des concerts gratuits font le bonheur du public. Aujourd’hui, Miguel Gonzalez, Florent Nisse et David Enhco - un habitué du festival qu’on retrouvera d’ailleurs demain soir au sein de l’Amazing Keystone Big Band – proposent une lecture musicale sur des extraits de Chet Baker, issus du recueil « Déploration » de Zeno Bianu. Un vibrant hommage au prince de la trompette. Sa musique et ses mots prennent vie dans la quiétude de l’après-midi, admirablement restitués par le jeu recherché du duo trompette / contrebasse et la ferveur du récitant. Ce sont de beaux passages que nous transmet Miguel Gonzalez de sa voix éloquente : « Jouer c’est reprendre le souffle (…) je joue, je souffle le miel de la vie (…) j’ouvre des trous noirs entre les notes pour m’y glisser (…) je me sers de ma trompette pour caresser l’invisible ». L’heure est à la confidence. A la fin du set, David Enhco nous révèle que le répertoire de Chet Baker choisi pour ce concert a bercé son enfance. Il est déjà l’heure du changement de plateau. Un parfum de nostalgie flotte dans l’air et l’on se dit qu’on resterait bien encore un peu. La personnalité chavirée de l’artiste - sa part de romantisme tragique et son génie - bien que surmédiatisée, n’a pas fini de nous fasciner.

Blick Bassy [4]

Place à l’intrépide Blick Bassy, auteur, compositeur et multi-instrumentiste camerounais. Lunettes d’aviateur vissées sur la tête, un collier de pierres oranges autour du cou, le jeune homme entonne un chant a capella aux riches intonations, dans la langue bassa de son enfance. Il s’accompagne de sa guitare traditionnelle, passe d’un instrument à l’autre avec aisance, brandit sa flûte puis un plumeau, lance des cris et, laissant libre cours à son imagination vagabonde, lève les bras au ciel, à la manière d’un oiseau prêt à s’envoler. Voix spectaculaire, aérienne, atmosphère intimiste vrillée de nappes électroniques, le registre est ici singulier, à la fois proche et éloigné du jazz, empreint de la forte personnalité du vocaliste. On navigue entre swing New Orleans, blues traditionnel du Delta et berceuses murmurantes. L’improvisation libre et un peu chaotique dépeint un monde en recherche. « One Love », « Tell Me », « Kiki », les compositions sont en majeure partie issue du troisième album du trio, intitulé Akö (surnom donné aux ancêtres du village). Blick Bassy n’a pas son pareil pour convier le public dans son intimité. En conteur chevronné, il évoque le Cameroun et la langue bassa, l’un des 260 idiomes qui risquent de disparaître, symboles de l’identité culturelle de son pays. Autant relié au présent qu’attaché au respect des traditions, le chanteur délivre un message de résistance poignant où la quête d’un chemin de vie apparaît fondamentale pour chacun de nous.

Hugh Coltman – « Shadows – Songs of Nat King Cole » [5]

La soirée s’annonce sous les meilleurs auspices quand le coordinateur artistique du festival Benjamin Tanguy annonce l’arrivée imminente de Hugh Coltman. Le bluesman anglais, présent mercredi dernier aux côtés de Stéphane Belmondo lors du concert hommage à Chet Baker, distille cette fois les thèmes de son disque « Shadows – Songs of Nat King Cole ». Le soleil couchant projette ses rayons dorés sur les pierres du site antique à l’acoustique exceptionnelle. Tous les ingrédients sont réunis pour passer un moment de rêve. En écoutant les titres de Nat King Cole, les indémodables standards rhythm and blues « Nature Boy », « Are You Disenchanted » et moins connus, « Annabelle », « I Never Had A Chance », interprétés par le quintet, on (re)tombe sous le charme de la voix de Hugh Coltman, sensuelle, puissante et rocailleuse. Au piano, Gaël Rakotondrabe s’adonne à des solos brillants tandis que Christophe Mink et Raphaël Chassin oscillent habilement entre rythmes échevelés et ballades folk au tempo nonchalant. Ce qui frappe surtout, c’est la subtilité avec laquelle les musiciens s’approprient le répertoire de l’illustre crooner. En live, ce projet longuement mûri prend toute sa signification, révélant ces « Ombres », rarement perceptibles dans les choix artistiques de Nat King Cole, victime de racisme et de ségrégation dans l’Amérique des années 50. La personnalité de Coltman, svelte, en costume impeccable, laisse transparaître une fragilité pleine de pudeur. Autant de failles, de brisures, qui donnent de l’éclat à son interprétation. On redécouvre avec émotion sa version du sublime « Mona Lisa ». Lorsque le concert s’achève, les applaudissements enthousiastes du public résonnent longtemps dans l’air du soir.

par Flora Vandenesch // Publié le 24 juillet 2016
P.-S. :

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[1Line up 1 : Randy Weston (p), Alex Blake (b), Neil Clarke (African perc), TK Blue (as, f), Billy Harper (ts), Cheick Tidiane Seck (p), Ablaye Cissoko (kora), Mohamed Abozekry (oud)

[2Line up 2 : Lisa Simone (voc), Hervé Samb (g), Reggie Washington (b, cb), Sonny Troupé (dms)

[3Line-up 1 : Texte dit par Miguel Gonzalez
Accompagnement musical par David Enhco (tp) et Florent Nisse (b)

[4Line-up 2 : Blick Bassy (g, v), Clément Petit (vlc), Johan Blanc (tb)

[5Line-up 3 : Hugh Coltman (voc), Thomas Naim (g), Gael Rakotondrabe (p), Christophe Mink (b), Raphaël Chassin (dms)