Tribune

Carnet de bord : Rhizottome au Japon - 10


Photo Franpi Barriaux

Pour cette semaine du 16 Novembre, retour en force du duo : pas moins de quatre concerts nous attendent, au Biwako Hall puis à UrBanguild - le même jour et en plein jetlag pour Matthieu - au musée d’Onomichi ensuite, et enfin direction Yokohama.

Matthieu rentre tout juste de Paris après avoir vécu de loin cette sombre nuit du 13 et passé le week-end qui suivit au Festival Jazz d’Or de Strasbourg. Il est tellement étrange de quitter le pays à ce moment, de vivre une minute de silence à l’arrêt Stade de France juste avant l’avion, de continuer à suivre l’actualité de loin. Tous les Japonais sont très touchés, nous demandent à chaque fois comment vont nos proches, à tel point qu’il nous est conseillé d’en parler avant les concerts ou pendant les interviews. Nous tenterons de la meilleure manière possible d’évoquer ceci avec pudeur, non sans évoquer les horreurs similaires qui se déroulent ailleurs au même moment, et nos responsabilités collectives dans ce maelström mondialisé.

Cette série de concerts alterne vues panoramiques et clubs plus intimes, tous très différents, toujours.
Le temps maussade ne nous permettra pas d’apprécier l’étendue du lac Biwa que l’immense baie vitrée du hall laisse imaginer. C’est sûrement le plus grand lieu dans lequel nous aurons la chance de jouer cet automne.

Biwako Hall © Machiko Ariki

A la sortie, la pluie nous évite tout regret de ne pas rester plus longtemps : il faut rejoindre ce cher repaire qu’est UrBanguild pour une étonnante rencontre en partie improvisée avec Min au chango (percussion traditionnelle coréenne), Ryotaro à l’accordéon du diable, et Tamango - flûtiste tap-dancer de passage au pays à l’occasion d’une collaboration récente avec Takeshi Kitano.

Impro à UrBANGUILD © Shimpei Murayama

Ce samedi, le musée d’Onomichi offre lui aussi au public une vue imparable (observatoire classé parmi les 100 meilleurs spots pour admirer les paysages japonais). Nous sommes dans une cité balnéaire tranquille, et clôturons une période d’exposition consacrée au travail des lauréats de la Villa Kujoyama. Accueil bienveillant et attentionné dans le bureau du directeur rempli de beaux livres, qui se voit pour l’occasion transformé en loges (le lieu n’est pas spécialement habitué à la « production » de concerts). Le patron de la police locale qui y discutait à ce moment précis nous laisse même sa chaise par politesse - totalement impossible à croire pour des Français par les temps qui courent...

Onomichi © pied de caméra

Nous dormirons dans une guest house assez lointaine, au bord de la mer. Isolés de tout paysage urbain, il nous reste encore une once d’énergie pour penser une ânerie animée grâce à quelque accessoires locaux glanés dans la chambre, avant un repos bien mérité.

Geisha © pied de caméra

Cette fois le soleil matinal nous fait regretter de partir si tôt pour Yokohama, mais la rencontre avec le duo Matsumoto Ken-ichi / Hisao Fukushima en vaudra bien la peine.

Nous avons rendez-vous dans le petit club Chigusa, un de ces endroits férus de jazz depuis des décennies, où l’on écoute de beaux enregistrements sur des enceintes audiophiles surdimensionnées (elles prennent presque un quart de la surface du club, c’est indécent). L’ambiance est détendue, le public très proche et réactif. Nous travaillons une petite heure sur un échange de répertoire, « haru no ame » (pluie de printemps) de Fukushima Hisao et « Harry Van Der Guild » de Matthieu. Nous n’avons que très peu de temps, nous filons donc droit à l’essentiel afin de structurer simplement la musique de cette rencontre-éclair : l’idée est que chaque duo joue son répertoire, puis qu’un troisième set réunisse ce quartet éphémère.

Matsuken © A. Dousset

Ils travaillent leur formule depuis environ sept ans, tout comme nous, et passent allègrement de morceaux assez classiques guitare/saxophone teintés de tango, à des passages vraiment plus free où Matsumoto s’empare parfois du shakuhachi. La gamme de « haru no ame » est dite « japonaise », mais ce morceau n’est pas sans nous évoquer quelque groove éthiopien, tant est si bien que l’on se voit rechercher les liens éventuels entre Ethiopie et Japon - histoires de la musique, relations diplomatiques... Sans grand résultat. Nos oreilles font le pont, et cela fera l’affaire.

Hisao Fukushima © A. Dousset

Le rappel collectif sera un gentil piège : les « Feuilles Mortes ». Tout piège mérite esquive, et nous chanterons donc ! Armelle laisse son accordéon et Matthieu finit à la talkbox avec les phrases dont il se souvient, pour une version approximative donc indispensable.

Nous repartons dès le lendemain pour Kyôto. Notre plan est de profiter de l’absence momentanée des autres résidents pour pouvoir faire sonner la salle de la Villa à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Les enregistrements en duo s’accumulent, mais la plupart des morceaux sont trop frais. Il nous faut les jouer encore, les tordre, les malaxer, les faire mûrir, si l’on veut saisir sur le vif la prise live qui nous convient. Il s’agira aussi de continuer à échafauder ce cover de Zappa dont nous tairons le nom.

Une pause s’impose. Yannick Paget - compositeur et chef d’orchestre habitant à Kyôto - nous invite au Symphony Hall d’Osaka où il dirige ce soir le Sacre du Printemps. L’idée d’une petite piqûre de musique occidentale nous amuse. L’orchestre est composé de musiciens étudiants et d’un chœur d’enfants, tous très talentueux. Le Sacre tant attendu sera précédé de l’« Ouverture festive » Op.96 de Chostakovitch, du concerto pour trompette Op.94 de Weinberg et des Chichester Psalms de Bernstein. Le Symphony Hall est immense, et même si nous regrettons un peu d’être placés de côté, nous recevons la puissance de Stravinsky avec grande émotion. Jubilatoire décalage spatio-temporel, as usual. Invités par le chef à nous greffer à l’after, la soirée se poursuit dans un restaurant du quartier, alors envahi par cette jeunesse musicienne piaillant les mélodies païennes en tout sens autour de Yannick. Dans la mêlée quelques clowns notables s’efforcent à faire rire la galerie, avec succès. Le dresscode de la soirée est au rouge. Cœur de l’automne.

Les clowns © A. Dousset

Le surlendemain, après une session supplémentaire d’enregistrement et d’écoute, nous rejoignons Naohito Koike au Blue Eyes (live house kyôtoïte). Il nous y accueille cette fois en tant que producteur de Kazuki Tomokawa, créature chanteur|compositeur|guitariste|poète qui joue ici ce soir et qu’Armelle - après l’avoir découvert il y a dix ans dans le film-ovni Izo de Takashii Miike - a tellement hâte d’entendre et de rencontrer. Une musique sensible, profonde, violente parfois. Et même si l’on ne comprend pas la prose en waka  [1] qu’il arbore, la présence ténébreuse du bonhomme et les spasmes parcourant aléatoirement le haut de son corps sont plus que communicatifs. Nous finissons la soirée ensemble autour d’une orgie de poulet frit et de whisky. Fatal combo.

Tomokawa-san © Naohito Koike

Nous voilà déjà fin novembre, prêts à repartir direction Tokyo pour une triple mission : retrouver Reiko Imanishi, rencontrer Kô Ishikawa et son shô, et nous rendre à quelques rendez-vous du côté de l’Institut Français afin d’envisager un éventuel retour au Japon en 2016 avec le « concert visuel » nippo-français.
Nous rejoignons Reiko à Symphony Hills, building multi-fonctions dans lequel elle a réservé sur deux jours une petite salle de répétition

Répétition à Symphony Hills © A. Dousset

Fini les coupeurs de racines ! Les cordes et les plectres s’invitent à la danse ! Après discussion, nous restons sur notre première idée pour le nom du projet : 庭師の夢 - niwashi no yume (le rêve du jardinier). Car si les paysages que l’on convoque doivent définir un territoire, alors puisse ce dernier n’exister qu’en rêve, dans un ailleurs où Orient et Occident se mêlent. Pourraient alors surgir quelques images familières, un arbre, une peau, deux trois feuilles mortes, du vent.

Le nom du lieu dans lequel nous jouerons semble de bonne augure : Shinsekai - le nouveau monde. Un ancien lieu de théâtre underground dans le quartier de Roppongi. L’espace est confiné mais chaleureux.
Naohito a organisé l’évènement, il s’occupe de tout. Nous jouerons près de deux heures devant un public très attentif. A la fin, Matsumoto Ken-Ichi nous rejoindra sur scène au shakuhachi sur « Harry Van der Guild », pour une version longue inédite de 18 minutes : ce morceau est devenu notre tube de l’automne...

Hasard réticulaire de mise : parmi l’audience se trouve une plasticienne qui travaille avec des fleurs, et dont l’exposition récente s’intitule aussi « niwashi no yume ».

Mettant à profit le temps que nous avons à passer avec Reiko, nous en profitons pour la photographier dans l’escalier confiné qui mène aux loges. Car sitôt rentrés, nous consacrons des pans de nuits à l’élaboration-maison d’une plaquette pour promouvoir le quartet Imanishi-Sengoku-Metzger-Dousset qui jouera bientôt à la Villa. Armelle prépare sa reconversion à la photographie, tandis que Matthieu opte pour la voie du graphisme - sous Linux bien-sûr.

niwashinoyume

La nuit se poursuit avec Naohito et son ami Masahiro Ohsuka dans une baraque à oden. Masahiro nous parle de son travail de vidéaste, un projet de films d’animation ayant pour nom « rhizome » intimement lié à son interprétation de la pensée deleuzienne, ainsi qu’à la figure déclinée de la racine et des interconnexions humaines, sur fond de critique anti-capitaliste. Une soirée qui résonne en tout sens, entre gastronomie japonaise et fou rires de bons vivants.

Il y a quelques mois, notre ami violoncelliste Hugues Vincent nous avait vivement conseillé de contacter Kô Ishikawa, un joueur de shô naviguant avec aisance entre gagaku traditionnel et création contemporaine.

Tout ce que nous savons c’est que contrairement à Tokiko Ihara, il possède un shô accordé en 440Hz. C’est avec celui-ci que nous travaillerons, ce qui nous permet d’envisager la collaboration avec cet instrument de manière totalement différente, de le découvrir sous un nouveau jour. Plus « accordé », moins « trad », mais pas moins intéressant pour autant.

Bien en mal pour trouver un espace de répétition dans la ville surpeuplée, nous réservons la petite salle à Symphony Hills que nous connaissons à présent. Kô est un personnage étrange, dont la timidité n’a d’égale que la douceur. Machinalement mais toujours avec précaution, il prend le temps de préparer son instrument en le faisant tourner au-dessus du réchaud ; rituel qui nous est maintenant étrangement familier !
Dès les premières notes on comprend que les trois instruments axés de concert sur le 440Hz perchent directement nos neurones sur des sphères plus aigües. Calme en dedans, Ko sait se montrer impétueux dans la musique, présence toujours juste et sensible. Après avoir écouté le shô seul puis quelques morceaux choisis du duo, nous partons dans de longues improvisations ensemble à la recherche de textures communes, de mises en relief entre les trois instruments.

shô-sax-accordéon © A. Dousset

Les têtes tournent, et il est parfois délicat de savoir qui fait quoi, d’où viennent les notes, les crissements mécaniques, les souffles. Le lendemain nous jouerons ensemble à Ftarri, un petit magasin de disques dans le quartier de Suidobashi. Libérés de toute contrainte microphonique et souhaitant pousser l’expérience acoustique un peu plus loin, nous nous déplacerons donc à la fin du concert, à pas feutrés autour du public.

Concert @ Ftarri

Kei Osawa, ami venu assister au concert, nous mène ensuite jusqu’à un bar insolite tenu par deux septuagénaires anarchistes dingues de jazz, et dont la dégaine les laisse deviner tout droit sortis d’une bande dessinée. En fond sonore, Michel Portal sur un vinyle des années 70 que l’on écoute sur des enceintes encore surdimensionnées. Kei ne nous a pas amenés ici par hasard, il souhaitait faire partager sa passion pour le jazz. Quelques jours auparavant déjà, il emmenait Armelle à l’Intermediatheque, musée incroyable dont il est un des créateurs, situé juste en face de la gare centrale. Un projet architectural ambitieux, musée d’histoire naturelle revisitée jetant sans cesse des ponts entre l’ancien et le nouveau, pièces anciennes de l’Université de Tokyo et créations contemporaines. Dans la réserve, il lui montrait alors, caché dans un placard, un premier Blue Note original, puis lui faisait écouter un rag-time au clavecin des années trente joué sur un gramophone d’époque. Magique.

Gramophone sessions © Intermediatheque

Le prochain carnet sera le dernier et relatera nos trois dernières semaines en terre japonaise. En guise de point d’orgue à celui-ci, on vous livre une vidéo faite maison issue d’une de nos premières répétitions à la Villa Kujoyama avec Reiko Imanishi. Inspiré à la fois par un poème de Kenreimon-in Ukyo no Daibu et par son titre (tsujigiri [2]), ce morceau composé par Reiko est en grande partie improvisé : en voici une version parmi d’autres.
Les images, quant à elles, sont un bricolage de quelques petites excursions entre deux temps de travail : un peu de lac Biwa, des danses traditionnelles, quelques samouraïs croisés sur la route, le tout sur fond de rêveries paysagères en direct du Shinkansen.

Un alter carnet de route, sorte de cristallisation possible - et à chaud - d’un pan de l’automne, où les couleurs de ladite saison se rallient à celle du sang.

par Armelle Dousset , Matthieu Metzger // Publié le 17 janvier 2016
P.-S. :

Suite

[1Genre de poésie spécifiquement japonais

[2Tsujigiri (辻斬り) est un terme japonais pour désigner une personne qui, après avoir reçu un nouveau katana, teste son efficacité en s’attaquant à un adversaire humain.