Chronique

Charley Rose Trio

Charley Rose Trio

Charley Rose (as), Enzo Carniel (p, synth), Ariel Tessier (dm)

Label / Distribution : Déluge/Socadisc

Il faut prendre garde à la jeune garde. Le trio réuni ici sous l’égide du saxophoniste d’origine béarnaise Charley Rose en impose méchamment pour un premier album dédié aux compositions du leader. Ce dernier s’est bien entouré, avec ses voisins de quartier de Strasbourg-Saint-Denis à Paname. Rien de moins que les très talentueux Enzo Carniel (qui se régale ici comme sideman au piano et aux claviers) et Ariel Tessier (le batteur chamanique qui joue par-delà son instrument), dont la complicité n’est plus à prouver, en particulier dans le projet « House of Echo » du pianiste. On serait volontiers porté à croire que l’univers du trio aurait quelque chose du jazz tangentiel de leur précédente expérience, marqué par le post-hip-hop électro. Or tout se passe comme si le souffle singulier de l’altiste les conduisait sur des chemins escarpés par-delà les codes mêmes de leurs univers respectifs. Expressionniste est le qualificatif qui correspond le mieux à ces séquences à la fois courbes et angulaires, émanation de leurs personnalités profondes, trempées dans une histoire du jazz par laquelle le trio se laisse volontiers dépasser.

On pourrait d’emblée trouver au saxophone une filiation en droite ligne avec la fragilité feinte d’un Lee Konitz, ou du sens du blues déjanté d’un Coleman (Ornette ou Steve, c’est selon). Pour autant, il réussit le tour de force d’une dématérialisation de ses intentions à même de dévoiler quelque chose de son âme, en alternant superpositions et effacement de ses phrases, en particulier dans des aigus plus que poignants. Il y a dans le jeu de Charley Rose quelque chose de ludique : une magie de l’enfance, sans être infantile car loin d’être pure. Une sorte d’étrangeté « queer » dont on pourrait faire remonter l’origine à Roland Kirk : le saxophoniste se met volontiers en danger, par son sens de la polyphonie, et propulse son trio sur des pistes inédites, plongeant son regard à l’intérieur de lui-même (ce qu’était contraint de faire son prédécesseur non-voyant).
Ce voyage en intériorité, ses compagnons d’album le font aussi. Ainsi de Carniel qui, non content de déployer quelque phrasé « budpowellien » (oui, c’est un redoutable bopper), nous convie dans un registre archaïque résonnant comme dans un juke-joint mythique, tout en triturant des infrabasses, creusant les fondations de boucles dont l’origine synthétique s’efface dans un maelstrom organique, bel et bien vivant. On est dans l’ailleurs et, simultanément, dans l’ici et maintenant. Le jeu quasi tribal d’Ariel Tessier n’est pas pour rien dans cette jonction de l’idéel et du matériel : il triture le son du trio à partir de l’instrument censément le plus basique, la batterie, et lui confère des atours de ces cadavres exquis dont raffolaient les surréalistes, donnant au temps les couleurs du spectre lumineux.
Lauréat du septième tremplin Jazz Migration, le groupe s’est adjoint les services du guitariste Wolfgang Muthspiel, qui a travaillé avec le gratin du jazz (Gary Peacock, Paul Motian, Dhafer Youssef , Ambrose Akinmusire, Brad Mehldau, Larry Grenadier, Brian Blade… rien que ça !), à la direction artistique. Le Charley Rose trio nous administre ici rien de moins qu’une méchante claque.