Scènes

Vieux port et nouvelles musiques

Marseille a accueilli la conférence annuelle de l’Europe Jazz Network, un succès.


Chaque année, la conférence EJN se tient dans un pays différent, avec comme hôte une structure membre et une thématique globale pour les ateliers et conférences associés. En 2023, sous l’appellation Illuminations et à l’invitation du festival Marseille Jazz des Cinq Continents, la conférence s’est tenue dans la ville-monde de Marseille, au palais du Pharo précisément, ce qui – en plus d’être pratique – a ébloui les participant.e.s par son emplacement et sa vue imprenable sur le Vieux-Port et la cité.

Photo © Clara Lafuente

Édition record qui a rassemblé près de cinq cents personnes, Illuminations se réfère à l’éducation. Les ateliers et conférences ont permis aux membres de l’EJN d’échanger sur leurs pratiques en matière d’enseignement et d’accompagnement pour forger à la fois les prochain.e.s artistes et le public de demain.
Pour cela, quelques invité.e.s sont venus échanger, comme la flûtiste Nicole Mitchell qui a harangué l’amphithéâtre comme une professeure, posant des questions et aiguillonnant la participation des présent.e.s. Plusieurs sessions de groupes ont abordé les thématiques liées à l’éducation, qu’elle soit formelle et encadrée ou libre et personnelle. La principale question est de résoudre l’équation qui fait gamberger de nombreuses scènes de jazz et de musique improvisée en Europe : comment renouveler un public vieillissant et disparate avec des subventions qui baissent, des lieux de diffusions qui disparaissent et de plus en plus de musicien.ne.s formé.e.s dans les écoles qui ne demandent qu’à jouer, quitte à saturer le secteur du spectacle vivant. [1].
Enfin, encore et toujours, il s’agit pour les organisations de changer les pratiques de tournée pour limiter l’impact écologique, réduire l’empreinte carbone et miser sur le renouvelable. (On reçoit maintenant quasiment toujours une gourde en verre ou métal lors des festivals et assemblées, afin d’éviter l’usage de bouteilles en plastique. Une collection de ces gourdes est en cours de préparation par l’équipe de Citizen Jazz.)

on apprend de nos différences, on emmerde les frontières et on se plaît à se mélanger le plus possible

Enfin, à l’inverse des élucubrations politiques nauséabondes qui polluent l’air déjà vicié des capitales européennes, le secteur du jazz – né de l’hybridation, du voyage et des rencontres – cherche à transmettre le flambeau de façon la plus inclusive possible. Oui, à Marseille comme à Tallinn ou ailleurs, on apprend de nos différences, on emmerde les frontières et on se plaît à se mélanger le plus possible. Le jazz ayant la pureté en horreur, c’est la meilleure méthode pour engendrer des merveilles illuminées.

Poetic Ways © Clara Lafuente

Musicalement, l’ensemble des concerts (showcases programmés après sélection, concert de gala ou d’ouverture, concerts à la marge) a bien joué le rôle assigné de vitrine du jazz produit en France. Sur la grande scène du palais du Pharo, le son est correct mais de toute façon la musique est magnifique et les frissons qui parcourent le public (pourtant tellement aguerri qu’il en paraît indifférent) sont palpables. Poetic Ways réunit le saxophoniste Raphaël Imbert (par ailleurs marseillais et directeur du Conservatoire de la ville), la batteuse Anne Paceo, Pierre-François Blanchard au piano et Pierre Fénichel à la contrebasse. Voilà déjà pour les instrumentistes qui sont aussi impliqué.e.s dans les projets de Marion Rampal et le fameux Music is My Home. Mais, à la voix, magistrale et habitée, Celia Kameni a clairement cueilli tout l’amphi dès sa première note. Habituellement chanteuse de big-band dans un registre moyennement intéressant, elle était - ce soir-là - alignée avec toutes les planètes. Une voix qui rappelle Josephine Foster, qui semble être en retard sur sa propre diction, plaintive mais solide, des textes qui puisent dans l’histoire africaine américaine et dans la poésie française, une musique soul, jazz aux racines de blues grosses comme des patates douces, ce concert enchante. Le soft power à la française. Mes voisins scandinaves étaient au Walhalla.

Les showcases se déroulaient sur une petite scène installée dans les pourtours de cet amphithéâtre. L’acoustique n’est bonne que si l’on reste assis.e devant, ce qui n’est pas évident : par définition, le public professionnel de ces showcases va et vient. Dans l’ensemble, les échos ont été bons avec quelques têtes qui dépassent comme le trio Nout qui n’en finit pas d’imposer son évidente excellence. Marion Rampal , en quartet avec son répertoire Tissé , a interrogé de nombreuses personnes dans le public, tout comme Enzo Carniel avec House of Echo, un projet qui tourne depuis dix ans maintenant.

Les concerts dits « fringe » se déroulaient le soir, dans l’espace bar du théâtre de La Criée. Et c’est vraiment dommage. Avec un plafond trop bas, une distance bar-scène trop petite et une sono inadaptée, tous les concerts avaient la même couleur de bruit saturé. Difficile pour les musicien.nes et pour le public qui, rapidement, se retrouve sur le trottoir du Vieux-Port pour échanger professionnellement de nombreux propos houblonnés. Mais c’est le propre des fins de journées de conférence, c’est l’heure du fringe.

Nout © Clara Lafuente

Ce ne sont pas ces quelques bémols qui gâchent l’organisation de cette conférence de l’EJN à Marseille. Au contraire, cette édition marque par sa fluidité (les lieux de conférence et concerts sont proches des hôtels), son encadrement (une équipe nombreuse et attentive) et bien sûr un environnement qui en met plein la vue. Hugues Kieffer, directeur du festival Marseille Jazz des Cinq Continents, était omniprésent et disponible et il a su réunir et inviter un bon nombre de professionnel.le.s français.es dont une partie découvrait pour la première fois ce réseau européen qui travaille en concertation pour les musiques aventureuses, bien plus intéressantes mais moins rentables que celles qui font leur commerce.

Lors de cette conférence, le groupe NOUT a joué, auréolé du prix Zenith Award 2023 et Louis Rastig, programmateur du festival berlinois À l’arme s’est vu remettre le trophée du EJN Award for Adventurous Programming 2023. La tradition veut qu’après la photo de groupe, le nom de la prochaine destination de la conférence soit dévoilé : ce sera la ville de Gand en Belgique.