Clément Janinet, danseur et architecte
Rencontre avec un musicien qui aime autant le Morvan qu’Ornette Coleman
Anne Montaron, Emilie Lesbros © Michel Laborde
Clément Janinet peut paraître un nom nouveau dans la constellation de l’improvisation européenne, mais ce serait un trompe-l’œil. Le violoniste est présent depuis de nombreuses années sur le devant de la scène, d’abord dans Radiation 10 puis avec son remarquable O.U.R.S. Musicien très marqué par la musique écrite occidentale contemporaine comme par de nombreuses musiques traditionnelles à travers le monde, il propose avec Danse ? une entrée dans un univers très personnel ou Steve Reich peut croiser des musiciens de bal du fin fond du Morvan. Ce n’est pas qu’une façon d’envisager la danse, c’est aussi un manifeste syncrétique qui ne souhaite pas limiter la musique à un genre ou à une étiquette. Rencontre avec un musicien entier qui sait où il va.
- Clément, votre nouvel album s’appelle Danse ? Le point d’interrogation est il une invitation impérative ou une réflexion sur ce qu’est la danse ?
Il s’agit plutôt d’un clin d’œil aux musiques de danse. Tous les morceaux du disque ont un rapport plus ou moins proche avec ces musiques, concret ou fantasmé. Il y a un morceau traditionnel morvandiau (« Polka »), un morceau inspiré d’une danse Samo du Burkina Faso (« Avec le cou »), il y a des danses imaginaires (« Dans la Tête » , « Horizontal » ), des morceaux abstraits construits sur des structures que j’ai relevées dans des morceaux trad ( « Pourquoi Pas » )… Alors bien sûr, ce n’est pas un disque à danser, mais ça m’a permis de confronter des univers issus de musiques traditionnelles et du jazz , qui ont en commun d’être des musiques de tradition orale, les unes ayant conservé leurs traditions dansées et le jazz les ayant abandonnées pour embrasser l’écriture et l’abstraction.
- D’ailleurs la danse est elle encore une question utile dans nos musiques ? Et comment l’abordez-vous ?
Bien qu’étant un piètre danseur, j’ai toujours été fasciné par les musiques de danse. Enfant, j’ai traîné dans les bals trad du Morvan et de Bretagne. Ensuite j’ai joué avec des groupes d’un peu partout (Algérie, Burkina Faso, Nordeste brésilien, Cameroun…). J’ai également eu la chance d’aller jouer une trentaine de fois en Afrique avec Rido Bayonne puis avec Etienne Mbappé mais aussi au Brésil et dans l’Océan indien. Ça m’a permis de découvrir plein de musiques, de rencontrer des musiciens et quelquefois de profiter de ces voyages pour rester plus longtemps sur place et travailler avec d’autres artistes. L’idée du disque était de ramener ces influences dans un langage apparenté au free jazz . Certes, la danse a disparu de nos musiques, mais il en reste des empreintes et ce disque est une manière de les interroger tout en réinjectant de nouvelles influences.
Certes, la danse à disparu de nos musiques, mais il en reste des empreintes
- Votre album est marqué par une influence majeure de la musique répétitive, votre quartet s’appelle O.U.R.S (Ornette Under Repetitive Skies)… Comment avez-vous découvert des musiciens comme Steve Reich ? Comment l’avez-vous intégré à votre musique ?
J’ai découvert Steve Reich alors que j’étais au lycée, par hasard dans les bacs de la bibliothèque municipale de la petite ville où j’habitais. Ça m’a accroché tout de suite, et ça faisait écho aux musiques trad qui m’intéressaient déjà. Ensuite j’ai perdu de vue cette musique et je suis vraiment retombé dedans après être allé voir Desert music à la Cité de la Musique à Paris . Les cordes, dans cette pièce, sont dans une disposition très particulière et j’ai éprouvé des sensations que je n’avais jamais ressenties en écoutant la pièce sur disque. En sortant je suis devenu Steve Reich dépendant et j’ai entamé une cure de musique minimaliste (Terry Riley, Steve Reich, John Adams, Philip Glass). Quand j’ai écrit la musique du premier album, je n’avais pas prévu que cette influence ressorte aussi fort.
- Dans un autre projet, Organic Anatomy, vous abordez aussi un musicien comme Mompou avec Benjamin Flament. Quelle est votre relation à la musique classique et singulièrement à la musique classique contemporaine ?
J’ai toujours écouté beaucoup de musique classique, et assez vite j’ai été attiré par la musique de la fin du 19ème et du 20ème siècle : Mahler, Ravel, Bartok, Chostakovitch, Stravinsky, Dutilleux… Par ailleurs, j’écoute beaucoup de musique baroque et pendant longtemps j’ai même eu du mal à écouter de la musique entre ces deux périodes… Il y a d’ailleurs dans le disque des clins d’œil plus ou moins évidents à Monteverdi. Par exemple l’intro du premier morceau du disque est une allusion à un air de La Musica, dans Orfeo.
- Clément Janinet © Michel Laborde
- Ornette Coleman semble avoir une grande importance pour vous : spontanément on pense à certaines traditions de free lorsqu’on écoute Danse ?. En tant que violoniste, quelles sont vos influences ? Comment avez-vous fait le choix de cet instrument ?
Effectivement j’ai eu une révélation le jour où j’ai mis The Shape of Jazz to Come dans ma platine CD et que je suis tombé sur le premier morceau « Lonely Woman », je devais avoir 15 ans. J’ai trouvé ça magnifique mais il y avait une liberté et une énergie brute qui m’a complètement fasciné. J’adore la manière dont les instruments jouent ensemble le même morceau mais dans des espaces différents. Le sax et la trompette jouent ce thème très lyrique, très librement , alors que derrière Billie Higgins et Charlie Haden créent un autre espace en jouant eux-mêmes sur des modes de jeu très différents (un débit sauvage à la batterie et des impacts de contrebasse avec beaucoup d’espace). Le lyrisme dans le jazz et le free jazz des années 60 m’a toujours attiré, pendant des années je n’ai écouté que ça, Coltrane, Pharoah, Ornette…
Le violon dans tout ça… En fait je suis un saxophoniste frustré, je crois.
Quand j’étais enfant, ma mère était bénévole au festival de musique baroque de Beaune, qui est un des plus grand festivals européens de musique baroque. J’ai assisté à tous les concerts du festival de 4 à 12 ans. Je crois que j’ai choisi le violon à cause de sa sur-représentation dans cette musique (sourire). Ensuite j’ai fait du classique puis j’ai rencontré Didier Lockwood quand j’avais 15 ans. Ça a été le vrai déclic, il m’a encouragé à devenir musicien, a convaincu mes parents et m’a pris sous son aile. Je suis allé ensuite au CMDL , école qu’il venait tout juste de créer. Il m’a apporté vraiment beaucoup. Au niveau du violon, j’ai été beaucoup influencé par Ponty dans sa période en trio avec Humair et Louis (68-69) et par Dominique Pifarély. Tout compte fait, je n’ai pas écouté beaucoup de violon jazz. Je me souviens d’un concert d’Ornette Coleman à Marciac où il avait joué deux morceaux au violon, j’avais adoré . C’était marrant parce que les amis musiciens avec qui j’étais ce jour-là avaient tous détesté.
- Dans cet album, on balance beaucoup entre musique très sophistiquée et tourneries plus traditionnelles passées au prisme de la musique répétitive. Est-ce que vous considérez votre musique comme un lien ? Y a-t-il besoin d’un chaînon manquant ?
Je ne pense pas que ça soit un chaînon manquant, il n’y a pas de volonté particulière de ma part de m’inscrire dans telle ou telle esthétique. Je pense que ressortent assez simplement les traces des courants musicaux qui m’ont influencé : la musique baroque, les musiques trad, le jazz américain des années 60 et la musique minimaliste. Ce qui est plutôt amusant c’est que ces deux dernières se sont côtoyées à l’époque sans se rencontrer vraiment. Je pense que ce qui me plaît, ce qui me lie à ces musiques et qui d’ailleurs les lie entre elles, c’est le rythme, les motifs répétitifs, la modalité, et une forme de transe.
En fait je suis un saxophoniste frustré, je crois.
- Dans l’orchestre de Danse ?, vous jouez avec Hugues Mayot qui nous présentait il y a peu son Arbre Rouge. Est-ce qu’il y a une proximité, voire une fraternité entre les deux projets ?
Il y a une proximité évidente entre ces projets : je pense qu’on aime les mêmes musiques. J’adore la musique que Hugues Mayot écrit et dans l’Arbre Rouge, je trouve que ça fonctionne à merveille avec cette instrumentation. J’ai remplacé une fois Théo Ceccaldi dans l’Arbre Rouge et j’ai pris également beaucoup de plaisir à jouer ce répertoire.
- Les musiciens qui vous entourent sont souvent, voire très majoritairement, d’anciens membres de Radiation 10. Est-ce que votre musique en est une sorte de continuité acoustique ? Est-ce la perpétuation d’un collectif ?
J’ai rencontré Hugues Mayot et Joachim Florent en 2004 au CNSM de Paris. Ils étaient dans la promo précédente, et quand je suis arrivé, j’étais super impressionné , je me demandai ce que je faisais là, ils jouaient tellement bien… Après on a joué ensemble dans Radiation 10 où j’ai également rencontré Emmanuel Scarpa. C’est une forme de continuité musicale et humaine. Ça fait maintenant quinze ans que nous jouons ensemble. C’est vraiment super de pouvoir jouer de la musique avec des musiciens que vous connaissez aussi bien et qui sont des amis. Tout devient assez fluide dans la répétition de la musique, nous avons des automatismes dans le jeu et dans le travail qui rendent les choses simples, et c’est très agréable.
- Ken Vandermark © Christian Taillemite
- Combien ce grand orchestre a compté dans votre développement musical ?
Radiation 10 a été vraiment important pour moi, comme je pense pour les autres musiciens. C’était un véritable laboratoire où on pouvait tout essayer ou presque, des formes très écrites, des choses complètement libres, du jazz, du rock, des choses très conceptuelles ou à l’inverse très brutes. On a commencé assez sagement avec les morceaux que nous avions écrits pour nos prix (sur le premier album) et on a fini 10 ans plus tard avec un dessin comme partition pour notre dernier concert.
Il n’a pas toujours été facile de trouver un fonctionnement collectif à 9 : il y a forcément de la latence, des incompréhensions. En fin de compte, ça a été une aventure formidable, et nous jouons toujours les uns avec les autres dans d’autres formations : ici avec O.U.R.S, avec Benjamin Flament et Clément Petit dans Space Galvachers. Hugues Mayot, Aymeric Avice et Bruno Ruder jouent dans Que Vola avec Fidel Fourneyron, Joachim également avec Fidel dans Animal etc. Le dernier morceau du disque ( « Steve Reich in Babylone ») est un clin d’œil appuyé à Radiation 10. C’est un morceau composé par Joachim que nous jouions à tous les concerts ou presque.
- Comment s’est fait le choix d’Yves Robert en tant qu’invité sur votre disque ?
J’avais envie d’avoir un invité sur deux ou trois morceaux du disque. Cela faisait une continuité avec le premier disque où nous avions invité Gilles Coronado. Au départ j’avais dans l’idée de réunir les cuivres de Radiation 10, Aymeric Avice et Fidel Fourneyron, sur « Steve Reich in Babylone », histoire de se rappeler le bon vieux temps. Mais finalement ça n’a pas pu se faire pour des raisons de calendrier.
Chemin faisant, l’idée d’un cuivre s’est peu à peu installée dans ma tête, et il m’a paru assez évident de demander à Yves Robert. J’avais « usé » à l’époque Les Violences de Rameau de Louis Sclavis sur ma chaîne hifi, album dans lequel il joue avec Dominique Pifarély. Je ne l’avais jamais rencontré, et quand il est arrivé au studio et qu’il s’est chauffé, j’ai eu l’impression de retourner en adolescence quand j’écoutais ses disques, c’était vraiment rigolo. Ça a été très bref comme rencontre, car le disque a été enregistré très rapidement, mais ça ouvre d’autres univers dans l’album.
- La pochette de Danse ?, qui représente des schémas de pas, fait étrangement penser à une partition graphique comme celle que peut imaginer Braxton. C’est voulu ? C’est une démarche qui vous intéresse ?
A priori il n’y a pas de lien avec Braxton, mais c’est chouette que ça puisse générer cette relation. C’est une proposition de l’illustrateur Clément Aubry, qui réalise la plupart des pochettes du label Gigantonium. Il a dessiné un pas de danse imaginaire pour chaque morceau du disque et ces pas sont réunis sur la pochette. On les retrouve séparément à l’intérieur. Chaque morceau est également dédicacé à une personne, la plupart du temps à un musicien mais c’est vraiment très très discret sur la pochette, on retrouve à peu près tous les musiciens dont on vient de parler……
A propos des partitions graphiques, ce sont des choses que nous avons expérimentées un peu avec Radiation et avec d’autres formations à l’époque. Ce qui me plaît dans ces partitions, c’est que les choses sont fixées et libres en même temps. On utilise pas de formes graphiques dans O.U.R.S mais sur les partitions, tout n’est pas écrit et il y a des beaucoup de parties libres ou définies oralement. Les morceaux sont construits comme des agglomérats de plusieurs matières ; cela donne plutôt des partitions en pièces détachées et pleines de gribouillis, ce qui a également un certain charme graphique !
- Clément Janinet
- Quels sont les projets de Clément Janinet ?
Ce ne sont pas les projets qui manquent en ce moment. Il y a O.U.R.S bien évidemment, il y a Space Galvachers, qui est un trio avec le violoncelliste Clément Petit et le percussionniste Benjamin Flament. Nous travaillons sur la préparation de nos instruments et sur leur traitement électronique. Nous avons 4 programmes avec ce trio, un set en trio plutôt jazz, un set boum-boum pour danser, un set avec Olivier Araste, leader du groupe réunionnais Lindigo et Brazza Zéro Kilomètre, un spectacle avec deux artistes brazzavillois, (Arthur vé Batouméni, Gladys Samba) et le vidéaste Romain Al’l. J’ai un duo avec André Zé Jam Afane qui s’appelle « La Chamade du Tambourinaire Battant », avec qui nous préparons un concert participatif pour Banlieues Bleues à Clichy-sous-bois dans le cadre de ma résidence à la Dynamo de Banlieues Bleues. Il y a également Le Banquet, qui est un quatuor à cordes avec Johan Renard, Simon Drappier et Clément Petit où nous travaillons sur la bidouille acoustique de nos instruments. Nous avons deux programmes avec le Banquet, un où nous invitons le chanteur Nicolas Jules à dire des textes qu’il a écrits pour l’occasion et un autre en construction avec Fidel Fourneyron. Le dernier-né des projets est un trio, « La Litanie des Cimes », avec Elodie Pasquier et Bruno Ducret. Par ailleurs je joue avec Simon Winse, musicien burkinabé, et j’ai la grande chance d’accompagner Etienne Mbappé depuis une dizaine d’années sur les routes. Je fais également partie de la compagnie de théâtre « la Vie Brève » avec qui nous reprendrons en mai et juin, au théâtre de l’Aquarium, « Le Crocodile Trompeur », une adaptation libre de l’opéra de Purcell Didon et Enée.