Sur la platine

Damon Smith au cœur de la machine

Visite des projets du bassiste de Balance Point Acoustics.


Figure incontournable quoique discrète des musiques improvisées, le contrebassiste Damon Smith fête cette année ses cinquante ans. Fondateur du label Balance Point Acoustics au début de ce siècle, ce natif de l’État de Washington, pas très loin de Seattle, a travaillé avec la fine fleur de la Creative Music, de Cecil Taylor à Henry Kaiser en passant, côté européen, par Peter Kowald ou Joëlle Léandre ou de nombreux musiciens italiens. Titulaire d’une discographie pléthorique sous de nombreux labels rigoureux (Astral Spirits, Driff Records…), le contrebassiste propose depuis le début de la décennie un panorama particulièrement large qu’il convient de visiter promptement.

Au-delà de la longue collaboration qui le lie à Pandelis Karayorgis, ce qui a été largement exposé dans les disques de Driff Records, à commencer par l’excellent CliffPools [1], le clarinettiste de Chicago Jason Stein est un des nouveaux venus dans l’univers du contrebassiste. Sur la page BandCamp de Balance Point Acoustics qui regroupe la plupart des disques de l’artiste, deux concerts en trio sont récemment apparus et constituent une belle entrée en matière pour la musique farouche de Smith. C’est Adam Shead, remarquable batteur de l’Indiana dont nous proposions l’an passé un portrait, qui complète l’orchestre avec un sens certain mais mesuré du chaos : très concerné par ses tambours, Shead offre un contrepoint parfait au jeu très « européen » de Damon Smith, jouant énormément à l’archet et explorant les infrabasses.

Avec Jason Stein à la clarinette basse, le trio qui proposait l’an passé Volumes & Surfaces, un beau disque centré sur la matière, pourrait se contenter d’alimenter une rythmique versatile. Mais il y a dans le jeu de Smith une forme d’urgence qui met absolument le feu aux poudres. C’est ce que l’on entend dans « Yawning Flocks », le premier morceau de HUM, sorti cet automne. Au centre de ce long morceau, après une accélération soudaine en pizzicati, la contrebasse cherche à dompter le flot rocailleux de la clarinette, d’abord à l’archet puis avec une walking bass qui plonge fugacement ses racines dans une tradition solide. Enregistré dans deux salles étasuniennes, HUM est un prolongement de Volumes & Surfaces, quant à lui capté au Hungry Brain de Chicago. C’est une oasis de liberté, profondément ancrée dans un free jazz largement transatlantique, où Damon Smith est un solide pilier qui permet à ses camarades toutes les algarades. À ce jeu, le son nerveux de Jason Stein est très en avant, même si la contrebasse est le garant d’une mécanique solide, qui semble s’adapter à tous les revirements.

Parmi ses collaborateurs réguliers, Damon Smith compte le très théâtral poète néerlandais Jaap Blonk, dont nous dressions un portrait il y a quelques années à l’occasion de l’une de ses venues au Souffle Continu. Avec JeJaWeDa, Smith invitait deux musiciens proches, le tromboniste Jeb Bishop et le batteur Weasel Walter à se confronter au phénomène. Mais c’est sans doute avec Rune Kitchen que la collaboration du contrebassiste avec Jaap Blonk est la plus intense.

D’abord parce que c’est le batteur Ra Kalam Bob Moses qui se joint à eux : Damon Smith avait eu l’occasion d’enregistrer Life Intense Mystery en trio (Burton Greene au piano) avec ce formidable batteur, lui aussi féru de poésie [2]. Avec « Cotsco Scottish », on pénètre au plus impénétrable de la poésie de Blonk et de Moses. Là encore, Damon Smith se place en retrait, au coeur de la machine, comme une sorte de flux vital entre l’électronique de Blonk et la polyrythmie du batteur. Rune Kitchen est souvent troublant, il n’en est pas moins vibrant ; les chants de gorge de Blonk, qui semblent répondre aux cymbales de Moses, sont guidés par un archet bouillonnant. La rencontre entre ces trois fortes têtes est l’un de ces disques où il faut s’abandonner totalement.

En matière de poésie, les fragments retrouvés de la poétesse antique Sapphô restent l’un des matériaux littéraires les plus étranges ; c’est ce qui a inspiré Five Lines Indecipherables, qui réunit autour de Smith trois musiciens parmi les plus radicaux de la scène étasunienne. On n’est pas surpris d’y retrouver le saxophoniste Patrick Shiroishi qu’on a pu entendre notamment avec Camila Nebbia, pas plus que le violoniste Alex Cunningham qui collabore avec le contrebassiste depuis quelques années maintenant. Aux franges du silence, comme pour mieux exprimer l’indicible de Sapphô, c’est la guitariste Jessica Ackerley que l’on découvre, dans une construction fragile où l’archet et la guitare semble tentés de maintenir le cap. Au centre de l’album, « The Worst of All |____| » est une sorte de vortex à la lenteur fascinante où Damon Smith semble toujours aux aguets. Tel un générateur de sons, la guitare de Cunningham agit dans le lointain, comme un horizon, un point fixe dans l’infiniment petit. Nouvelle expérience troublante aux volontés bruitistes chères à Shiroishi, ce disque consacre le travail de Damon Smith dans ce qu’il a de plus essentiel, un travail de l’ombre enflammé et extrêmement cohérent.

par Franpi Barriaux // Publié le 4 février 2024

[1Smith et Karayorgis animent le trio Cliff, voir notre focusDriff Records, trans-continent sur le label Driff Records.

[2On écoutera aussi ce qui est sans doute à ce jour l’un des disques les plus importants de Damon Smith, Astral Plain Crash avec Vinny Gollia, Weasel Walter, Henry Kaiser et, donc, Ra Kalam Bob Moses.