Scènes

Deux légendes en fusion à Tourcoing

Tourcoing Jazz Festival / Planètes 2016, 30e édition, du 14 au 22 octobre 2016


Chucho Valdés & Joe Lovano quintette à Tourcoing

Du haut de ses trente ans, le Tourcoing Jazz Festival / Planètes peut regarder son histoire sans rougir. Mais ce festival au fort ancrage local et régional, qui n’a pas la reconnaissance nationale qu’il mérite, a surtout les yeux fixés sur l’avenir. Son programme, une fois de plus, en atteste par un savant mélange de jeunes pousses, de musiciens confirmés et de figures du jazz. Sa curiosité naturelle le pousse aussi à explorer les frontières.

Dimanche 16 octobre 2016
Chucho Valdés & Joe Lovano 5tet : la fête à tous les étages
En cette fin d’après midi, le Colisée Théâtre de Roubaix est une ruche vibrionnante. Un public impatient attend deux légendes du jazz, le pianiste cubain Chucho Valdés, pilier du label Blue Note depuis 1985, roi du jazz afro-cubain, et le saxophoniste américain Joe Lovano, recordman absolu des enregistrements sur ce même label, dont le jazz plonge profondément ses racines dans la musique noire américaine mais qui s’est aussi frotté à son héritage africain. Le quintette est complété par Yaroldy Abreu (percussions), Gastón Joya (contrebasse) et Francisco Mela (batterie), un trio cubain de grande classe.

Chucho Valdés par Jean-François Picaut

Le concert commence sur les chapeaux de roue. Il est lancé par Joe Lovano qui joue vite, façon virtuose même, avant de laisser le terrain à Chucho Valdés qui continue sur la lancée, en accentuant le caractère dansant de la musique. L’engagement des deux héros (soixante-quinze ans pour le pianiste, soixante-trois pour le saxophoniste) est énorme et fait plaisir à voir. C’est parti pour presque deux heures de « post bop latin jazz » !
La première ballade du concert révèle toute l’invention harmonique de Chucho Valdès dans une mélodie qui alterne les graves profonds et les aigus aériens. Le solo de Lovano est un chant empli de gravité douce. Leur duo qui suit est un enchantement délicatement accompagné par le batteur et le contrebassiste. Cette rencontre, que certains attendaient depuis vingt ans, se poursuit dans une sorte de ravissement. On verra Lovano évoluer d’un souffle tout juste perceptible à un growl rageur en passant par des moments impressionnistes, élégiaques, poétiques ou simplement dansants. Au piano, Chucho Valdés passe de la délicatesse la plus raffinée au grondement d’orage, d’un moment simplement mélodieux ou harmonieux, avare de notes, à un déluge de sons, d’un rythme fiévreux de danse à la lenteur de la méditation.

Joe Lovano © Jean-François Picaut

Autour d’eux, Gastón Joya a été une révélation pour moi, spécialement dans les quatre solos que ses aînés lui ont accordés. Yaroldy Abreu et Francisco Mela font mieux que compléter une rythmique impeccable. Tous deux se lancent également des défis qui révèlent leur science profonde des rythmes et des sons mais aussi leur virtuosité.

Et surtout, on a toujours cette impression très forte d’osmose entre les deux personnalités. Joe Lovano, encore ému, nous le confiera plus tard en coulisses : « Notre groupe est agréable à vivre. Le voyage a été l’occasion de vérifier une communauté de pensée entre nous. Mais ce que nous venons de vivre, c’est une véritable expérience spirituelle, oui, spirituelle ».

Lundi 17 octobre
Édouard Ferlet & Violaine Cochard : Bach, Plucked, Unplucked : pincé, pas pincé, réjouissant !
Changement de lieu, c’est le Théâtre de l’idéal à Tourcoing qui nous accueille pour ce duo qui a pris Bach pour prétexte. Il règne très vite un silence de cathédrale dans ce lieu situé en plein cœur du Tourcoing populaire. Pourtant, Édouard Ferlet (piano) a d’entrée de jeu précisé qu’il n’était pas question de jouer du Bach, même arrangé façon jazz. La musique du Cantor de Leipzig est ici surtout utilisée comme le moteur de lancement pour l’improvisation. Une improvisation libre telle que la pratique le jazz, et non une improvisation ornementale, comme c’est le cas dans la musique baroque. Violaine Cochard (clavecin) confie d’ailleurs volontiers que le passage de l’une à l’autre lui a demandé un certain temps.

Violaine Cochard avec Édouard Ferlet à Tourcoing

Contrairement à la pratique habituelle dans les duos à deux pianos, les deux instruments ne se font pas face. Ils sont placés côte à côte, en léger décalé. Cette proximité physique des deux musiciens paraît essentielle à Violaine Cochard : « Cela permet de voir les mains de l’autre, de deviner la moindre inflexion. Je crois aussi que l’écoute est meilleure ».
Marier le clavecin et le piano n’est pas une idée qui va de soi. On la doit à la productrice de France-Musique, Arièle Butaux. Passé le premier moment de surprise, l’alliance est plutôt séduisante. Évidemment, les deux instruments sont accordés au même diapason et avec un tempérament égal. Le clavecin est légèrement amplifié, c’est nécessaire pour l’équilibre avec le piano et cela en modifie un peu le timbre mais cela permet surtout des jeux sur ses sonorités, impossibles autrement. Cela produit parfois des effets de musique spatialisée.
Édouard Ferlet et Violaine Cochard n’ont pas des dizaines de concerts derrière eux et pourtant on sent leur proximité dans l’interaction immédiate. Cela se ressent dans la confiance qui se manifeste lors des parties d’improvisation qui peuvent être longues mais qui peuvent aussi se succéder très rapidement. On ressent l’influence mutuelle dans la façon d’articuler, de toucher l’instrument, le degré de vivacité dans les attaques. Édouard Ferlet accroît également les capacités expressives de son instrument en ayant recours au jeu direct sur les cordes, éventuellement avec un maillet ou le secours d’un lacet.
Bach, Plucked, Unplucked est un merveilleux voyage dans les contrées de la musique pour claviers. Les paysages sonores y sont aussi dépaysants que plaisants : majestueux, bucoliques, tourmentés, paisibles. Autant d’émotions par lesquelles l’auditeur spectateur ravi se laisse emporter dans les espaces d’un autre monde.