Chronique

Enzo Carniel & Filippo Vignato « Silent Room »

Aria.

Enzo Carniel (p, elp), Filippo Vignato (tb)

Label / Distribution : Menace

« Dans la suite instrumentale, l’Aria est une pièce mélodique qui, par opposition aux autres mouvements, n’a pas de caractère de musique de danse. » C’est André Hodeir [1] qui le dit, gageons que la définition est bonne. Ce qui voudrait dire que dans Aria de Filippo Vignato et Enzo Carniel, on ne danse pas ? Lorsque le tromboniste s’engage dans le morceau-titre, on perçoit un mouvement, l’amorce d’une chorégraphie, ou du moins quelques pas de côté pour prendre le temps de discuter avec le piano d’Enzo Carniel et tournoyer ensemble, dans la chaleur de la discussion. Chaleureux, torride, le jeu de Carniel répond toujours à ces adjectifs ; on retrouve dans le bien nommé « Earth Echo » quelques rhizomes de son House of Echo, dans un traitement électronique et des bulles électriques comme une persistance auditive qui perdure dans « Aria Electro », relecture d’un thème récurrent et entêtant. Diablement solaire aussi, puissant jusque dans la lenteur pesante des gestes. C’est le secret d’Aria qui se déroule comme un fil ; si l’on danse, c’est qu’elle n’est pas strictement mélodique.

Car ça discute beaucoup dans le duo. Ça cause, ça chante, et ça échange tout en douceur et en amitié. La responsabilité en revient pour une grande part à la grande agilité de coulisse de Vignato. Nous l’avions déjà repéré dans un beau quartet sorti chez CamJazz ; il est avec ce duo dans son élément naturel : sur le très beau « Babele », il va puiser dans les profondeurs de sa coulisse une douceur que le piano enturbanne, la main gauche pleine de souplesse. Le duo déclame, hausse parfois le ton, mais c’est davantage un jeu théâtralisé qu’une bataille. Vignato et Carniel s’amusent, jouent la comédie, vont chercher dans leur grande culture classique quelques masques fugaces, comme « Stretched Mirrors ». Dans ce morceau central, le piano se languit jusqu’à ce que le trombone le rejoigne, fort mélancolique d’abord, puis une nouvelle couleur arrive, la lumière s’irise dans un souffle apaisant, sans déborder d’un cadre préalablement fixé en commun. L’entente du duo n’est jamais menacée, elle se renforce même à chacun des croisements, multiples, entre leurs deux paroles.

Nommé Silent Room, le duo Carniel et Vignato est appelé à perdurer, à se reproduire à l’avenir. Est-ce que cette chambre du silence est une pièce secrète de la House of Echo ? Plutôt une dépendance, une garçonnière. Et qui dit chambre dit nécessité de la musique idoine. Alors Aria est chambriste, totalement, passionnément. Une chambre où l’on rêve, évidemment dans les « Waterdreams » où le jeu d’embouchure de Vignato fait merveille. Une chambre où l’on chante aussi, et c’est en cela que l’Aria de Silent Room a quelque chose de lyrique. Un chant de la simplicité, recherchée à tout moment, qui va de pair avec une grande clarté. On cite Bach, parfois, pour ces deux qualités. Et si l’Ave Maria paraît fort éloigné de ce disque aux échanges fort contemporains, il y a dans ce goût pour la pureté et dans la recherche de l’essentiel quelques similarités, comme un écho, si cher à Carniel. Aria est un très beau disque et un jalon supplémentaire dans la carrière de ces deux musiciens européens décidément très prometteurs.

par Franpi Barriaux // Publié le 6 juin 2021
P.-S. :

[1Les Formes de la Musiques, André Hodeir, collection Que Sais-Je ?, PUF.