Scènes

Des vents nouveaux soufflent sur Marciac

Compte-rendu de trois concerts du festival Jazz in Marciac 2022


Dans la bourgade gersoise, devenue l’un des épicentres du jazz mondial, il suffit de faire quelques pas de côté pour échapper aux sirènes de l’industrie musicale ainsi qu’aux logiques notabiliaires qui continuent d’irriguer l’air du temps local. Ce n’est pas parce que, dans la presse régionale, le président-fondateur-maire de la commune-ancien principal du collège qui promut la classe de jazz… chante les louanges d’un Johnny Depp, qui se produisait un soir sous le chapiteau avec Jeff Beck, que l’on doit absolument se conformer à ses prescriptions. Ce n’est pas parce qu’en plus, le journal du festival ressemble à un exercice de com’ pour jeunes gens issus du monde du journalisme professionnel qu’il faut rester dans les clous de leurs préconisations esthétiques. Ce n’est pas parce que, enfin, les photographes voient les conditions d’exercice de leur métier de plus en plus restreintes sous l’effet de consignes émanant de quelque obscur cabinet d’avocats offshore que l’on ne peut pas faire une provision d’images, mentales et réelles, en s’immisçant furtivement dans les interstices du jazz-business.

On peut ainsi se régaler de propositions appétissantes sur place centrale de la bastide, dans le « Bis » (ici on ne parle pas de « Off »).
On peut se poser à la buvette officielle du festival et s’émouvoir des talents des bénévoles, qui se bousculent pour prendre leur tour pour la jam-session dans l’espace qui leur est dévolu.
On peut croiser, à la terrasse d’un café, quelque ensemble « manouchisant » à la terrasse du bistrot-restaurant le plus apprécié des bénévoles, « Le Comptoir des sardines », tenu par le généreux Henry, un Marseillais exilé en ces terres gasconnes. Ou même se glisser au J-Go, l’établissement de la hype régionale.
On peut s’éveiller d’une sieste en se délectant des talents des élèves du collège, qui jouent tous les jours dans un espace dédié. Et là, on n’est pas loin de la statue de Wynton Marsalis, qui se dresse devant l’Astrada.
C’est dans ce lieu, issu de la dynamique du festival, que sont appelés à s’exprimer les artistes les plus convaincants. Nous avons pu profiter de l’excellente acoustique de la salle pour apprécier au mieux les talents d’étoiles montantes du saxophone : l’Anglaise Nubya Garcia, l’Américaine Lakecia Benjamin et le « Bordelais » Charley Rose.

Nubya Garcia (Michel Laborde)

Nubya Garcia : London calling
Voir s’avancer sur scène Nubya Garcia, l’une des épigones du jazz british actuel, c’est avoir la sensation d’une authenticité musicale trempée dans les cultures du présent. Comme si un peu de l’esprit - sinon de la lettre - des sound-systems que l’on entend pendant le carnaval de Notting Hill Gate à Londres, à la fin de l’été, résonnait dans la salle. Cette jeune Londonienne, née en 1991 d’une mère originaire de la Guyane britannique et d’un père venu de Trinidad, connaît un succès fulgurant à la fin des années 2010. Elle est rapidement repérée par le DJ Gilles Peterson pour sa façon d’inclure des éléments d’électro dans ses compositions et pour son tropisme « afro-latino », tout en restant fidèle à son biotope musical originel, le meilleur du reggae britannique. Sa propension à jouer avec sensualité et force au fond du temps peut laisser à penser qu’elle a travaillé son Dexter Gordon également. Sans négliger un profond sens du blues, limite « honker ». Pour autant, elle n’oublie pas de triturer le son de son instrument avec force effets, notamment un vocoder qui donne à la musique des accents vocaux acidulés rappelant les productions R’n’B les plus populaires - drôle de destin que celui de cet effet utilisé d’abord dans le rock progressif des années soixante-dix, puis passé par le disco avant de revenir en force dans le rap d’aujourd’hui.
Ses musiciens sont à l’affût de ses propositions et se fondent dans le métissage futuriste qu’elle défend. Ainsi de sa version live du remix de son « hit » aux consonances afro-colombiennes, « La cumbia me está llamando » : après avoir confié aux producteurs électro les plus pointus le soin de remixer les titres de son album Source, elle redonne chair aux séquences issues de bidouillages en studio. Quand les plages dévolues aux improvisations sont autant d’appels à la libération des corps sur le dancefloor, ou des réminiscences de son séjour sur la côte pacifique de la Colombie, au sein de communautés afro-descendantes.
La « jungle » et le « dub-step » étant désormais des traditions bien établies dans la capitale britannique, le quartet s’en saisit pour développer des couleurs inédites, proposant des horizons de transe. Jusque dans les solos qu’elle laisse prendre à ses compagnons de jeu : le pianiste-claviériste Deschanel Gordon fait preuve d’une rare sensibilité, notamment au Fender Rhodes, cependant que le batteur Sam Jones fait feu de tout bois dans les univers convoqués par la leadeuse, quand le contrebassiste Max Luthert se voit gratifier d’un solo confondant en introduction du dernier thème. Si d’aucuns déplorent le côté un peu « hors-sol » du set - les artistes internationaux passant par Marciac étant en tournée mondiale, avec des contraintes de « rattrapage » du fait de la pandémie -, on ne peut que louer le sens du métissage le plus actuel porté par le groupe. Gageons que les hymnes à la diversité du futur portés par la saxophoniste, dont le son doux et mat ne peut que convaincre les audiences, sauront amener au jazz des publics inédits…

Lakecia Benjamin (Michel Laborde)

Lakecia Benjamin : la quête coltranienne

Il y a quelque part, dans le cheminement de la sax alto américaine Lakecia Benjamin un cheminement inverse de celui de sa consœur anglaise. Issue des scènes Nu Soul et R’n’B, elle ose se réapproprier le patrimoine coltranien avec un toupet féministe absolument convaincant. En s’exprimant à l’alto, elle redonne au répertoire puisé dans les œuvres de John et Alice Coltrane une évidence contemporaine délicieusement iconoclaste. Elle a compris, notamment dans les morceaux du souffleur, que le thème était toujours là, sous-jacent, à la manière d’un chemin de fer souterrain - celui-là même que les esclaves en fuite empruntaient pour aller au Canada.
En s’inscrivant dans cette histoire archaïque de lutte pour l’émancipation des Africains- Américains, elle fait œuvre politique, terminant son set par un improbable medley entre « Alabama » (que John Coltrane composa en mémoire des quatre jeunes filles tuées lors de l’attentat à la bombe perpétré par le KKK contre une église noire de Birmingham en 1963) et « Acknowledgement » (premier mouvement de la suite en forme de pèlerinage « A Love Supreme »).

Elle fait aussi œuvre féministe en s’emparant d’un répertoire somme toute très « mâle », sans oublier d’aller chercher quelques thèmes méconnus d’Alice Coltrane qu’elle glissera en début de set, tout en résonances orientalistes (« Turya and Ramakrishna »), ou en réminiscences gospel (« Walk With Me »), après une livraison délicieusement groovy de « Syeedia’s Song Flute » de l’époux de la précédente - bonne idée de commencer le concert par cette comptine dédiée à sa fille par le saxophoniste .
Au sax alto, cette quadragénaire est une tueuse, allant jusqu’à growler - ce qui est très rare sur cet instrument-, et à titiller la colonne d’air sur « My Favorite Things » notamment, cette bluette issue de la comédie musicale « La Mélodie du bonheur » dont le saxophoniste fit, au soprano, l’hymne du jazz moderne. Sur scène, elle est charismatique, adressant des œillades complices, chambrant le public et ses musiciens ou se roulant par terre tout en lâchant des notes emplies du blues le plus authentique.

E.J. Strickland (Michel Laborde)

Elle est remarquablement accompagnée par un groupe mêlant valeurs montantes de la scène new-yorkaise (Victor Gould au piano, un son personnel empruntant davantage à Bud Powell qu’à McCoy Tyner ; le contrebassiste Ivan Taylor et à la batterie le maestro E.J. Strickland, dont les relances sont la marque du métier).
« Pursuance : the Coltranes » : tel est le nom du projet que Lakecia Benjamin a donné à son répertoire, reprenant le titre du second mouvement de « A Love Supreme ». C’est bien une quête totale qu’elle donne à voir et entendre sur la scène de Marciac, rendant tangible un répertoire spirituel mythique. En quittant la scène sur « Countdown », donné en rappel, elle envoie comme un message : ce n’est pas la fin, ce n’est qu’un début, le compte à rebours est commencé !

Charley Rose Trio (Michel Laborde)

Charley Rose Trio : bricolages expressionnistes à tout va !

Dans l’air frais qui souffle sur le jazz hexagonal ces temps-ci, il va falloir compter avec ce trio. Charley Rose, jeune saxophoniste venu du Sud-Ouest, qui a notamment étudié avec Mark Turner, a su convaincre ces jeunes musiciens confirmés que sont Enzo Carniel (piano, synthétiseur) et Ariel Tessier (batterie) de développer un discours musical innovant sans pour autant perdre de vue le sens de la conversation au service de vibrations jubilatoires et émancipatrices. Ces trois-là osent commencer leur set par un morceau intitulé « Arrête le temps », titre fondé sur des séquences qui s’emboîtent et se disjoignent simultanément, où l’espace sonore semble sans fond. Il y a comme des échos d’un Jimmy Giuffre, ce génial américain précurseur du jazz le plus libre, dans la préciosité du thème, même si la batterie est partie prenante de la mélodie.
Mais si le temps est aboli, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de sens de la métrique dans le trio : il est d’autant plus présent qu’il est remarquablement déstructuré, pour faire advenir des horizons sensibles inédits, notamment sur un titre intitulé « Cow’s Blues » conçu comme en miroir au « Blues vache » présent sur l’album. S’ensuit un tango délicieusement foutraque, « No sé cómo te llamas », où les cinq temps de la musique argentine sont toujours sous-jacents, par les échanges entre le sax et la batterie, quand on les croit disparus, notamment sous l’effet des infra-basses malicieusement parsemées par le synthé de Carniel.

C’est pourtant le saxophoniste qui suggère les directions des échanges, notamment par son jeu vertical qui permet à ses musiciens de rebondir furtivement. Sur un titre en hommage à un batteur luxembourgeois, « Pit’s Belly Before the Great « Yes »", il agrémente ses empilements de notes d’effets savamment dosés qui invitent le pianiste à dérouler un solo des plus célestes, pendant que la batterie se fait délicate sans perdre de sa puissance. Une tension peu ou prou latine emplit l’espace sonore, pour déboucher sur une clave décomplexée comme une invitation à une danse de Saint-Guy (le leader devait d’ailleurs hurler un « bat bi hiru lau », ce qui, en basque, signifie « un deux trois quatre » pour ouvrir la dernière séquence).
Charley Rose… des vents ! Avec son sax ténor, il déroule des histoires mystérieuses, à même de faire vaciller les esprits, par un lyrisme sans fard d’où émerge quelque note bleutée qui, à peine apparaît-elle, s’en va danser avec d’autres. Il y a quelque chose de l’art du jongleur dans cette façon de diffuser les sons. Lorsque le trio entame « If I Should Lose You » en rappel, la mélodie de cet incunable est sublimée par ce côté insaisissable, spirituel, du son d’ensemble.
Par-delà la virtuosité assumée de ces trois-là, c’est l’expression de leurs personnalités profondes qu’ils nous donnent à voir, sans démesure, avec un sens de la pudeur qui les honore. Ce sont quelque part des bricoleurs de génie, qui, certes, maîtrisent les structures dans lesquelles ils nous invitent, mais se plaisent à les défaire pour mieux titiller nos sens.