Chronique

Étienne Manchon et Pierre Lapprand

Congé Spatial

Étienne Manchon (p, kb, synth, effets), Pierre Lapprand (ts, bs, ss, effets).

L’histoire du jazz regorge de duos piano - saxophone, l’actualité en ayant récemment fourni un magnifique exemple avec la rencontre entre Pierrick Pédron et Gonzalo Rubalcaba. Aussi, faire entendre sa différence en ce domaine n’est pas une mince affaire. Mais à ce petit jeu, le Congé Spatial d’Étienne Manchon et Pierre Lapprand tire parfaitement son épingle en offrant une succession de scénarios déroulant leurs rebondissements avec cette fraîcheur particulière qui instille en vous le désir de connaître la suite. Ces deux trentenaires (ou presque) sont loin d’être des inconnus : ainsi, on a déjà repéré par ici le trio du premier et ses Elastic Borders, on l’a entendu aussi du côté des Fragments d’Yves Rousseau ou dans L’Autre Big Band [1]. Quant au second, on connaît son appétit musical multidirectionnel, tant avec ses Chrones qu’avec Pierre & The Stompers. Deux jeunes musiciens, certes, mais une maîtrise parfaite d’un sujet qu’ils abordent en toute décontraction et non sans aplomb, avec une imagination empreinte de poésie (et d’une petite dose d’humour, aussi). On est séduit par le phrasé fluide et d’une grande précision du saxophone de Pierre Lapprand, on guette les pas de côté du pianiste dont le jeu aux intonations parfois classiques est émaillé de modulations sonores en provenance de claviers auxquels il recourt avec discrétion, par petites touches. Chez lui, le piano préparé n’est pas une obligation ni même un système, le synthétiseur n’est pas invasif ni clinquant, ce sont juste d’autres couleurs sur une palette qui n’en manque pourtant pas.

Dans ces conditions, les onze miniatures qui composent Congé Spatial – et dont certaines se font écho – sont la source d’un ravissement qui vous fera valser (attention toutefois aux risques de chute) avec une « Boiteuse » délurée et pas si facile à suivre, avant de vous embarquer dans une danse aux accents folkloriques (« Vent sur la colline ») ou de vous laisser en état de contemplation devant vos « Chaussettes On The Floor », sur un « Solarium », face à la beauté d’une mélodie romantique (« Il fait mi-beau ») ou brumeuse (« Houlà »). Étienne Manchon et Pierre Lapprand, en adeptes des cocktails inédits, peuvent aussi vous donner une belle leçon de groove (« Kuti ») aussi bien qu’ils sont capables d’empoigner leur shaker dans lequel une danse qu’on imagine volontiers originaire des Balkans virera sans ménagement à une musique électronique un poil oppressante (« Ivre mais sincère »). Tout cela passe à la vitesse de l’éclair, la brièveté de certaines compositions ressemble parfois à une forme de taquinerie, comme si le duo vous confiait la tâche d’écrire vous-même la suite de l’histoire.

Pas de doute, ces deux-là sont très loin d’avoir tout dit… Congé Spatial est une invitation à entrer dans leur monde multicolore où le rêve dispose encore d’une petite place. C’est probablement un luxe de nos jours, mais qu’est-ce que c’est bon !

par Denis Desassis // Publié le 28 mai 2023
P.-S. :

[1Pour en savoir un peu plus sur Étienne Manchon, on lira avec intérêt l’entretien qu’il a récemment accordé à Citizen Jazz.