Sur la platine

International Anthem : association de bienfaiteurs

Exploration sonore et guidée des dernières nouveautés du label de Chicago


On connaît Chicago pour sa scène de musique improvisée et de jazz énergique dont la figure tutélaire qu’est l’AACM rayonne toujours. Mais, en parallèle, d’autres musicien.ne.s proposent des musiques plus tournées vers les saillies modernes que sont le hip-hop, la soul ou l’électronique tout en composant avec l’héritage du jazz et parfois la radicalité de l’Art Ensemble of Chicago.

L’un des fondateurs du label, Scott McNiece répond à nos questions à ce sujet et insiste justement sur le rôle de la page Bandcamp du label, où toutes les productions sont présentées, avec le visuel, les crédits et surtout la musique. On peut y faire ses courses, c’est même conseillé.

Les musicien.ne.s qui enregistrent pour International Anthem forment une sorte de grande famille, s’invitant de projets en projets.

Les principaux protagonistes sont le batteur Makaya McCraven, le trompettiste Marquis Hill, le bassiste Junius Paul, la trompettiste Jaimie Branch, la clarinettiste Angel Bat Dawid, le multi-instrumentiste Ben Lamar Gay ainsi que des ensembles collectifs comme Resavoir, Irreversible Entanglements.
Les récentes propositions sont pleines d’audace et de chaleur, de poésie et parfois de bruit et de fureur.

Avec Where Future Unfolds, le compositeur Damon Locks propose un enregistrement live à Chicago en novembre 2018. Une longue suite africaine, avec Angel Bat Dawid (clarinettes), Dana Hall (batterie) et Arif Smith (percussions). Tous les quatre sont accompagnés par des chanteur.euse.s et des danseur.euse.s qui forment le groupe Black Monument Ensemble. Le résultat est une fresque qui illustre parfaitement le sujet du monument noir. Damon Locks déclame les textes au mégaphone tandis qu’une nuée de sons percussifs, peau et métal, enflamme les mots qui sont extraits des discours de l’époque des luttes pour les droits civiques. L’esprit d’Attica Blues d’Archie Shepp ou celui de Why Don’t You Listen de Horace Tapscott est présent dans cette grande œuvre. La couleur essentiellement composée de voix et de percussions donne cette dimension spirituelle qui provoque le balancement. Il va sans dire que les mélismes de la clarinette d’Angel Bat Dawid collent à merveille sur l’ensemble.

Makaya McCraven fait partie des musiciens à l’origine de ce label. Son dernier double album Universal Beings a été traité dans nos colonnes. Il vient d’ailleurs de produire l’album du trompettiste français Antoine Berjeaut Moving Cities. Un disque sur lequel il joue également, avec Julien Lourau (sax), Guillaume Magne (guitare) et Junius Paul à la basse.

Le fameux Junius Paul, bassiste très présent sur les disques du label et à Chicago en général, est titulaire à l’Art Ensemble of Chicago.

Il vient de produire un double album étonnant ISM. Composé de pistes enregistrées sur plusieurs années, avec des musicien.ne.s différent.e.s et des ambiances différentes, ce double album est d’abord pensé pour le vinyle. Le premier morceau est une plongée sans oxygène dans des chutes vertigineuses et bouillonnantes de musique en totale liberté. C’est sûr qu’après ça, ne restent que les survivant.e.s . Le morceau s’appelle « You Are Free To Choose » et porte bien son nom. Ensuite, la musique suit un parcours très coloré où l’on croise aussi bien Makaya McCraven et Marquis Hill que la violoncelliste Tomeka Reid. Les formes vont du free jazz de type colemanien au groove hip-hop, au funk (George Clinton n’est pas loin) et l’on entend partout ce groove bluesy qui colorait les disques des années 60, la période hard-bop et pré-soul où les orgues puissantes et les basses bondissantes remuaient les arrière-trains contemporains. L’ensemble du double album est vraiment ancré dans le jazz orchestral, la contrebasse est jouée dans la tradition avec inventivité. Ce genre de projet, minutieusement préparé, s’écoute en plusieurs fois mais risque fort de marquer son époque, le genre d’album clé comme on en connaît.

Le collectif Resavoir réunit autour de Will Miller (trompette, claviers et synthétiseurs) produit une musique très arrangée. Le processus de fabrication joue beaucoup dans le son, taxé de lo-fi par le producteur. Les morceaux sont fabriqués à partir de samples et de boucles, puis enregistrés par des musicien.ne.s sur le squelette et de nouveau remixés et réorganisés en studio. Il n’y a donc rien de bien organique dans cette affaire et pourtant il en ressort une impression de décontraction, de chaleur. La plupart des titres sonnent larges et ouverts, l’effet orchestral joue à plein. Il y a quelque chose de cinématographique, comme la bande-son d’un film hollywoodien.

Le collectif Irreversible Entanglements s’est constitué en 2015 à New York lors de la manifestation Musicians Against Police Brutality. Autant dire qu’il s’agit de politique. La voix et les textes sont de Camae Ayewa, qui officie aussi sous le nom de Moor Mother. L’orchestration est assez classique pour le reste : sax, trompette, basse et batterie. Leur premier album éponyme comprenait 4 titres assez longs, bourrés d’énergie et d’idées généreuses. Les musicien.ne.s créent une musique très collective qui colle parfaitement aux mots et aux propos. Ils reviennent cette année, avec « Homeless / Global » un titre de 23 minutes qui préfigure l’album à venir. Comme la plupart de leurs interventions, la musique est enregistrée en une seule prise, en studio, sans avoir discuté au préalable. Ils arrivent, on appuie sur le bouton d’enregistrement et ça commence. Un début qui semble de facture bien classique et qui progressivement laisse la place à un discours accusateur et fort sur le thème des migrations, des exilé.e.s, des violences frontalières… comme la fameuse « prayer for amerikkka » de Jaimie Branch.

Enfin, impossible de ne pas évoquer Ben Lamar Gay, trublion du label, qui se retrouve sur plusieurs disques et qui, sous son nom, a d’abord sorti un album comprenant des extraits mixés des sept premiers disques qu’il avait enregistrés, mais jamais publiés ! Ce phénomène musical, qui joue du cornet sur scène, est un touche-à-tout qui, pour l’album East of the Ryan, a passé une nuit dans un garage avec quelques compagnons pour enregistrer ce qu’il croit être la musique qui est jouée dans la salle de bal de l’hôtel East of the Ryan… le résultat est un savoureux collage de sons et de structures diverses qui, à force, finissent par composer un ensemble cohérent. A découvrir, comme tous ses précédents disques, également chez International Anthem.

International Anthem ne laisse aucun doute sur ses positions politiques. Oui, ici les artistes peuvent parler et souvent c’est pour dénoncer la politique suprématiste, armée, le renfermement nationaliste, l’enrichissement de riches et l’appauvrissement des pauvres. Et pour la plupart d’entre eux, ce sont des artistes africains américains, ce qui aux USA est encore un sujet de lutte.
La page Bandcamp d’International Anthem est une mine de musiques nouvelles et ce label est à notre époque ce qu’ont pu être Savoy, Blue Note ou ECM à d’autres : des laboratoires pour inventer un (encore) nouveau jazz.