Chronique

Irreversible Entanglements

Irreversible Entanglements

Camae Aweya (voc), Keir Neuringer (as), Aquiles Navarro (tp), Luke Stewart (b), Tcheser Holmes (dms)

Label / Distribution : International Anthem

Paru sur le jeune label International Anthems sur lequel nous avons pu déjà entendre Rob Mazurek ou encore Tomeka Reid, le quintet Irreversible Entanglements est une sacrée surprise que les Allemands vont avoir la chance de découvrir en mai prochain au Moers Festival, avant que le groupe ne retourne aux États-Unis pour jouer notamment au célèbre Pitchfork de Chicago en juillet. La recette est simple, mais elle se faisait rare : un free jazz politisé, galvanisé autant par la situation actuelle que par la puissance de jeunes musiciens, à commencer par l’impressionnant batteur Tcheser Holmes, indéfectible compagnon du trompettiste panaméen Aquiles Navarro. Ce dernier est le boutefeu de l’orchestre. Sur « Enough », cri saturé d’une tension extrême, c’est lui qui conduit la rupture par des claquements soudains, comme des balles qui sifflent, aux côtés du saxophoniste alto Keir Neuringer, membre par ailleurs de l’ensemble contemporain Klang.

Irreversible Entanglements (Enchevêtrements Irréversibles en anglais, tout un programme musical, social et politique) est soudé par une force libératrice qui exprime une rage contondante par la voix de la poétesse Camae Aweya qui habite littéralement l’album par ses textes flamboyants. A ce titre, l’intense « Chicago To Texas », plus de dix minutes de déclamation souvent allégorique mais toujours les deux pieds plantés dans une réalité fiévreuse, est l’affirmation d’un choix esthétique et politique qui place ce premier album dans une fameuse lignée digne de l’AACM. Enfant du Spoken Word et de l’Art Ensemble of Chicago, l’orchestre tape juste sans chercher à ressembler ou à ressusciter de vieux fantômes. Pourquoi le faire d’ailleurs, puisque ce combat n’a jamais cessé ; peut-être a-t-il pris d’autres formes, comme celle d’un certain hip-hop. Peut-être s’est-il fourvoyé quelque temps… Il est heureux de le voir revenir aux origines avec la force d’un morceau comme « Fireworks » qui s’ouvre sur l’impeccable contrebasse de Luke Stewart qui évoquera nécessairement le travail de Matana Roberts sur Coin-Coin. On ne serait d’ailleurs guère étonné de les retrouver ensemble un jour.

La présence de Camae Aweya est forte et décisive, tellement qu’on pourrait craindre qu’elle ne vampirise le quintet, pris dans les filets de ses textes et de son aura. La jeune femme est connue sous pseudonyme par les amateurs de musiques Noise, proche du hip-hop. Ils auront reconnu Moor Mother ; elle a la même colère et la même force sur ses disques qu’on qualifiera de plus sombres et proches d’une autre voix émancipatrice, le grand Saul Williams. C’est dire l’importance que revêt ce détour vers le free jazz qui n’est ni plaqué ni factice. Irreversible Entanglements est une facette lumineuse - comme savent l’être les projectiles incendiaires - des textes d’Aweya. Ils font mouche immédiatement. Peu après l’élection de Trump, Matana Roberts disait que la période, aussi périlleuse qu’elle soit, allait faire émerger de nouvelles consciences et de nouveaux artistes. Nous en avions la certitude, en voici la preuve.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 juin 2018
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