Jazz à Liège 2008
Le festival célébrait, ces 6 et 7 juin, sa 18ème édition…
Créé en 1990 à l’initiative de la Maison du Jazz et de Jean-Marie Peterken, Jazz à Liège célébrait, ces 6 et 7 juin, sa 18ème édition. Le festival se déroule toujours au Palais des Congrès dans une formule inchangée, c’est-à-dire : 5 salles proposant deux à trois concerts simultanément. Les organisateurs avaient cependant décidé d’alléger le nombre de ceux-ci, afin de laisser un peu plus de « battement » entre chacun. Cela permet de les voir dans leur intégralité et d’éviter quelques frustrations… À condition, bien sûr, de faire des choix car, à moins d’aller picorer à gauche et à droite, il est impossible tout voir : certains concerts se chevauchent inévitablement.
Voici donc notre « programme » personnel.
Dans la salle de la Province de Liège, l’ambiance est plutôt intimiste pour le concert de Mélanie De Biasio. La chanteuse et son groupe parviennent à retenir l’intérêt du public, ce qui est une gageure dans ce festival où les va-et-vient sont fréquents. Après avoir plongé la salle en apnée avec une version étouffante de « Blue », De Biasio se fait éclatante sur des versions brillantes de « Never Gonna Make It », « Let Me Love You » ou encore une délicieuse et courte reprise du « I’m Gonna Leave You » de Nina Simone.
- Mélanie De Biasio © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
Intelligemment, elle attend que le public soit installé pour continuer, attend que les gens sortent, que d’autres trouvent une place. Elle les invite à s’asseoir au plus près de la scène car, il faut le rappeler, cette musique s’écoute avec attention. De Biasio ne joue pas à la chanteuse qui se fait accompagner par un orchestre mais entretient un véritable esprit de groupe avec ses musiciens. La fusion du piano, discret mais indispensable, de Pascal Mohy et le Clavinet de Pascal Paulus ajoute à cette ambiance étrange, vintage, ouatée, délicate et sombre. Axel Gilain accentue cette impression de profondeur lorsqu’il fait résonner les cordes de sa contrebasse. Mélanie va jusqu’au bout de sa démarche, ralentit le rythme jusqu’à le dématérialiser, joue sur le souffle, la respiration, les silences et les gémissements. Du coup, « Summertime », classique parmi les classiques, a rarement été aussi bouleversant et dépouillé.
- Andy Sheppard © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
Autre ambiance dans la grande salle qui accueille le nouveau projet d’Andy Sheppard : « Melody Gainsbourg ». On est parfois méfiant lorsque le jazz reprend des chansons françaises ou des thèmes pop, une idée qui se révèle souvent à double tranchant. Ce peut être réussi (Mirabassi, Fresu, Mehldau etc…), comme catastrophique (nous ne citerons pas d’exemple). Mais Sheppard est assez malin pour éviter les pièges. L’avantage est que Gainsbourg est jazz. Pourtant, on apprécie davantage la performance lorsque le groupe se détache ostensiblement des mélodies originales pour recréer une vision plus personnelle des chansons. « Melody Gainsbourg » mélange donc jazz, rock, pop et chanson avec, insérées entre les thèmes, les interventions poético-sensuelles de la belle et mystérieuse Ma Chenka.
Le casting, osé et hétéroclite, est finalement idéal. Le saxophoniste anglais a réuni Nguyên Lê et Chris Sharkey (qui remplacait au pied levé Angelo Bruschini - ex Massive Attack) aux guitares ; Michel Benita, valeur sûre du jazz européen et toujours partant pour de nouvelles expériences, à la contrebasse ; et Sebastian Rochford (Polar Bear et Acoustic Ladyland) à la batterie. Sheppard, quant à lui, alterne ténor et soprano avec élégance. Le quintette revisite « Dieu, fumeur de havanes » avec sensualité ou « Je t’aime, moi non plus » avec force, entre respect de la célébrissime mélodie et improvisations free-rock ou psychédéliques. Sheppard laisse d’ailleurs aux solistes des espaces de liberté assez larges. Rocheford, les yeux fixés au plafond, se lance dans un long et fascinant solo, faisant monter la tension jusqu’à l’extase. Dans la foulée, Nguyen Lê et Sharkey se livrent alors à un duel électrisant, explosif et très hendrixien. Puis le groupe malaxe « Aux enfants de la chance » en tous sens, se perd avec délectation dans « Cargo Culte » et « Melody Nelson », et susurre enfin « La Javanaise ». Belle réussite et projet convaincant.
- Pierrick Pedron © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
Du côté de chez Pierrick Pedron, l’ambiance est au hard bop explosif (« Lover »). Le souffle est chaud, plein, ouvert et sensuel. Sans jamais aller à l’excès, il pousse au plus loin ses impros avec une maestria et une dextérité fabuleuses. La diction est claire, le débit rapide et le groove omniprésent. Avec lui, le groupe se donne à fond. Toujours tranchant dans ses interventions, Frank Agulhon, à la batterie, maintient une pression optimale, soutenu par un Vincent Artaud précis et solide à la contrebasse. Dans cette débauche d’énergie, qui laisse de temps en temps place à la ballade (« Waltz For A King »), Laurent Cocq, au piano, déroule des phrases magnifiques. Il entre parfois dans les thèmes avec vigueur, avec un jeu très découpé, très « monkien » et, à d’autres moments, se fait plus souple, plus harmonique. C’est évident, le courant passe entre ces quatre musiciens. On ne s’ennuie jamais, la musique semble d’une étonnante simplicité malgré une prise de risque de tous les instants. Mais quand tout se joue avec autant d’envie et de plaisir, le risque n’existe pas. Un concert qui trace sa route avec bonheur. Idéal pour un festival.
Apothéose de la journée avec le trio de Martial Solal dans la grande salle.
Sans aucun doute le meilleur concert de ce festival.
Solal maîtrise la faculté d’intégrer grooves immédiats et harmonies complexes avec une facilité déconcertante. Il allie modernisme et tradition comme personne, réinvente les standards et relit ses compositions comme si elles n’avaient jamais été jouées. Le trio fonctionne à merveille. Les frères Moutin jouent souvent en contrepoint. Solal délivre les accords par vagues, change tons et tempos, rebondit et dialogue avec la contrebasse, laisse s’enfuir la batterie et rassemble tout le monde à la coda. Une fois l’idée exposée et développée, il en propose de nouvelles, tout en évitant longueurs et redites. Sans jamais laisser s’installer la monotonie, il saute d’une idée à l’autre, et une impro en amène une autre. Avec beaucoup d’humour, il mélange les ritournelles (« Dans la vie, faut pas s’en faire ») et citations de standards (« The Man I Love »), et rend la musique savante accessible. À tous moments des défis sont lancés ; François Moutin construit, suit ou précède le pianiste. L’entente est parfaite. Le trio peut tout se permettre, comme reprendre « Caravan » de façon à la fois décousue et parfaitement tissée ! Du grand, du très grand art.
- Fabien Mary © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
Pour débuter cette deuxième journée, rendez-vous d’abord dans la petite salle du Cabaret de la Maison du Jazz. Dans cette ambiance « club », Fabien Mary a décidé de faire vibrer les murs. Le son de sa trompette oscille entre le velouté et l’éclatant. Son jeu, dans la tradition hard bop et West Coast, n’est pas fait pour déplaire au public tassé dans celle salle au plafond bas. Il a superbement assimilé l’essence même du jazz des années 50 et joue la complicité avec l’excellent Hugo Lippi. À deux, soutenus par la contrebasse et Mourad Benhammou aux drums, ils servent des versions toniques de « Short Story » (Kenny Dorham), « Nica’s Dreams » ’Horace Silver) ou quelques-unes de ses compositions. L’ensemble est souvent énergique et Mary, qui a le sens de l’équilibre et du rythme, distribue les espaces d’improvisations avec une belle clairvoyance. Avec ce quartette, le jeune trompettiste français confirme tout le bien que l’on pensait déjà de lui. On en reparlera sans doute.
- Yaron Herman © Jos Knaepen/Vue Sur Scènes
Autre valeur confirmée du jazz « français » : Yaron Herman.
Dans un style contemporain, ce pianiste concilie modernisme et tradition sans s’embarrasser de propos trop intellectualisants. Avec Simon Tyler à la batterie et Cédric Beck à la contrebasse, il joue la tension et la détente. Il y a dans son jeu une spontanéité évidente, une fraîcheur indéniable, parfois empreinte de gravité. Ses improvisations sont tendues. Il n’hésite d’ailleurs pas à se lever de son tabouret pour donner toute l’impulsion nécessaire, tempétueux sans jamais être agressif. Parfois, il distille les mélodies comme une fine bruine revigorante. « Jerusalem Of Gold », joué en solo, est à la fois lyrique, poétique et résigné. À l’aide d’un petit vibraphone, il ajoute une voix cristalline supplémentaire. Loin d’utiliser cet instrument comme gadget, il l’intègre avec beaucoup d’intelligence à ses compositions. Le dosage entre groove et mélodies douces, saupoudrées de reprises de chansons pop, est une totale réussite. Le public ne s’y trompe pas qui tente, sans y parvenir (timing de festival oblige), de réclamer un rappel bien mérité.
- Chris Joris/Rainbow Country © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes
Chris Joris, de son côté, a rassemblé autour de lui Marek Patrman, Manolo Cabras, Baba Sissoko, Eric Person et Bob Stewart pour former son « Rainbow Country ». Percussions et rythmes africains au programme. Le tout enveloppé d’une tendresse et d’une émotion qui n’oublient cependant pas les moments de transe. Baba Sissoko y veille en chantant ou en invoquant une divinité (?), en se déchaînant sur son Tamani avant de pincer les cordes de son ngoni. Chris Joris s’assied momentanément au piano, puis revient derrière ses congas et djembés ou encore son « hang drum » pour exécuter en duo avec le tubiste Bob Stewart une version magnifique, tout en retenue et en délicatesse de « Rainbow Country ». Et c’est le retour à l’énergie envoûtante instillée par Eric Person. Dans une spirale infinie, l’altiste incite le groupe à le suivre, le pousser encore plus loin sur un « Missing Person » incandescent. Ce soir, il y avait sur scène une musique de plaisir et d’envie de fête simple. On n’en demandait pas moins.
Terminons par le solo très attendu du pianiste Abdullah Ibrahim, seul concert du festival à se jouer à guichets fermés. Ici, nul n’entre ou ne sort durant le récital sous peine de voir ce dernier s’arrêter aussitôt. Le Sud-Africain entame une mélodie lente et romantique, tout en retenue, répète inlassablement un motif hypnotique à la main gauche alors que la main droite improvise doucement. Après un bon quart d’heure de vaines recherches (on s’ennuie un peu), une éclaircie se profile. Un « vamp » permet une légère échappée vers un thème plus swinguant. Mais elle est de courte durée et le pianiste retombe dans une musique contemplative, certes bien exécutée, mais manquant cruellement d’inspiration. Pour la deuxième et longue improvisation, on repart sur les mêmes bases, agrémentées cette fois de quelques citations de Monk ou Ellington… Malheureusement, une nouvelle fois, Ibrahim revient sur un mode introspectif et, avouons-le, soporifique. Ce qui n’empêche pas le public de l’applaudir longuement. Mais est-ce la (non) performance ou l’homme que l’on salue ?
Comme toujours dans ce genre de festivals à l’affiche aussi riche que concentrée, on n’aura pas pu tout voir et tout entendre. Pourtant, Jef Neve, Sex Mob, Christian Vander ou encore James Taylor valaient le coup d’œil. Entre deux concerts, on aura quand même eu l’occasion d’aller tendre l’oreille chez Nils Petter Molvaer (dont la musique semble vieillir difficilement), Petra Magoni et Ferruccio Spinetti (Musica Nuda), toujours aussi merveilleux d’originalité, de bonheur et d’intensité, ou encore Ronald Baker pour terminer sur quelques notes joyeuses de hard bop.