Scènes

Tremplin Jazz d’Avignon 2014

Avignon propose, en marge des grosses machines estivales, un festival original.


Avignon propose, en marge des grosses machines estivales, début août, un festival de jazz original qui inclut un tremplin européen, soit deux soirées de qualité offertes au public. Un mini festival dans le festival, en somme…

L’Hexagone bénéficie d’une offre culturelle riche, dense et éclectique, et un tour d’horizon rapide souligne les événements incontournables de la route des festivals. En marge des grosses machines - Vienne, Marciac, les Cinq Continents à Marseille, etc - existent des rendez-vous « coup de cœur » plus confidentiels mais tout aussi appréciables. Avignon est de ceux-là : si tout le monde connaît son double festival de théâtre, le « in » et le « off », l’activité culturelle ne s’y arrête pas fin juillet. Le Tremplin Jazz dont nous rendons fidèlement compte tous les ans, en est à sa 23e édition !

Celle-ci, émouvante, est dédiée à René Sachelli, disparu cette année. Lors de la dernière soirée du concours, après une présentation de la formidable équipe de bénévoles qui fait tourner le festival et le tremplin (buvette, catering, chauffeurs, technique, photographes), deux soufflants membres du jury, Géraldine Laurent et Stéphane Belmondo lui rendront hommage. C’était une des figures éminentes de l’association du Tremplin, particulièrement efficace dans la recherche de partenaires - et l’on sait à quel point les manifestations artistiques ont besoin d’une assise financière solide pour se développer. René Sachelli et Michel Eymenier, directeur artistique, avaient su allier leur passion commune du jazz et du vin en créant une animation attendue, « Grands Vins Jazz d’Avignon », un concept plutôt original de reconnaissance en aveugle « vin et jazz ». Expérience tout à fait redoutable…

2 août, le festival commence sous de tristes augures : un orage diluvien s’abat sur le cloître. Néanmoins, en première partie de soirée, avant que la pluie ne force le public à quitter les lieux, le groupe vainqueur du Tremplin l’année précédente, qui vient d’enregistrer au studio de La Buissonne, Orioxy, donne un superbe concert. La harpiste Julie Campiche et la chanteuse Yaël Miller, toujours soutenues par une rythmique dévouée, le batteur Roland Merlinc et le contrebassiste Manu Hagmann, se réfugient ainsi que le public dans les ailes du cloître. Les conditions particulièrement difficiles et spectaculaires (l’eau crache depuis les gargouilles médiévales à plus de trois mètres) ne font que rendre le spectacle plus intime et plus mémorable. Aux dires de Jean-Paul Ricard, fondateur et ex-directeur de l’Ajmi, le club de jazz d’Avignon, et de Gérard de Haro, ingénieur du son de La Buissonne voisine (Pernes-les-Fontaines), le groupe a progressé depuis l’an dernier, au fil des concerts. Malheureusement, le trompettiste Christian Scott, venu spécialement des États Unis avec sa formation, repart sans avoir pu jouer une note. Reste à l’équipe technique et aux bénévoles, toujours sur le pont, à tout remettre en place.

M. De Biasio © Emmanuelle Vial

Le lendemain, le calme est revenu. Concert contrasté, faussement simple dans sa réalisation, de Mélanie de Biasio. Une artiste avec laquelle il faut désormais compter, en franche opposition avec les divas du jazz, exubérantes et par trop prévisibles. Une mise en scène dépouillée favorise les jeux d’ombre et de lumière où se meut, féline, la silhouette de la chanteuse et flûtiste. Sans avoir vraiment le goût du secret, elle semble évoluer dans un cercle restreint, protecteur, admirablement soutenue par un groupe qui veille à la mettre en valeur. Les histoires qu’elle chante ont aussi leur part de mystère, de surprise, de rebondissements. Elle évoque Nina Simone, pour sa façon de limiter le chant à l’épure. Souhaitons-lui de conserver cette qualité le plus longtemps possible.

Le festival est décidément à l’heure belge, et le jazz de ce petit pays fait preuve d’une belle vitalité : le président du jury est cette année l’un des plus fidèles partenaires de l’organisation, Willy Schuyten, un des responsables du collectif DeWerf à Bruges. Pendant le festival Têtes de Jazz, qui s’est tenu en juillet à l’Ajmi, étaient déjà programmés De Beere Gieren et surtout Labtrio, vainqueur du tremplin 2011. Le batteur Lander Gyselink, devenu parfaitement professionnel, s’illustre cette année au sein du trio de Kris De Foort dans le formidable An Old Monk à la Chartreuse de Villeneuve (spectacle du festival « in ».)

Le concours : première soirée - 4 août

Trois groupes - deux français et un allemand - s’affrontent pour cette première soirée du Tremplin européen. D’emblée, on sent qu’il ne sera pas facile de les départager. Le public, connaisseur, est fidèle à ces soirées gratuites fort appréciées. Il a souvent un jugement sûr, car il va droit au cœur des choses, de la musique et de l’histoire racontée. Les critiques, ainsi que certains musiciens, ont parfois tendance à se laisser enfermer dans les codes et références, à faire preuve d’un peu trop de dogmatisme.

Les Rugissants : Corentin Giniaux (clarinette basse), Rémi Scribe, Thibaud Merle (sax ténor), Grégoire Letouvet (piano, composition et arrangements), Alexandre Perrot (contrebasse), Jean-Batiste Paliès (batterie)

Sextet de nujazz mené par le pianiste Grégoire Letouvet, en retrait bien que leader, ce groupe propose un répertoire ambitieux aux titres engagés, dans un contexte pas toujours simple à saisir (« Puissance d’émancipation », « Iskria », « Urban Symphony », « Surgir »). Du souffle dans tous les sens du terme, pour les deux saxophonistes Rémi Scribe et Thibaut Merle, sans pour autant qu’un soliste prenne le pouvoir, même si le clarinettiste Corentin Giniaux ou le contrebassiste remplaçant font bonne impression. Un groove élégant, une rencontre assumée entre jazz et musique contemporaine. Problème : la longueur de la présentation, qui dépasse les 40 minutes allouées par le règlement. Presque un set entier ; belle générosité de la part des créateurs du concours, qui offrent ainsi un vrai spectacle au public. Toutefois, cette clause n’aide pas les musiciens à composer efficacement leur concert. Quand on songe que le disque de Mélanie de Biasio, No Deal, ne dure que 33 minutes…

Grégoire Letouvet © Claude Dinhut

Tricycle : Jean-René Mourot (piano), Adam Lanfrey (contrebasse), Arthur Von Felt (batterie)

Je n’arrive pas à accrocher ; beaucoup de citations de la part du pianiste, qui a une belle maîtrise du clavier mais se révèle un peu trop démonstratif. Une musique illustrative que les effets de lumières surlignent encore, comme sur cet « Angry Men’s Blues » rutilant.

Schmid’s Huhn Quartet : Leonhard Huhn (sax alto), Stefan Karl Schmid (sax ténor), Stefan Schönegg (contrebasse), Fabian Arends (batterie)

Le troisième groupe vient encore de Cologne, école réputée et vivier de la jeune génération. Ce quartet s’impose par sa posture précise, son répertoire audacieux : il attaque sur une ballade, avec des effets appuyés qui seront jugés, parfois un peu sévèrement, comme des gimmicks, une « mise en scène » à base de cris de guerre qui rappellent le haka des All Black, ainsi que de fragments de texte en allemand, sans traduction. Un authentique jazz de chambre irrigué par le quatuor à cordes de Ravel, un duo de saxophonistes qui peut évoquer Lee Konitz-Wayne Marsh, avec des réminiscences, pour le style, du trio de Jimmy Giuffre. Et un batteur qui assure des glissements rythmiques assez extraordinaires. Au final, trois groupes ambitieux dont les ambitions ne sont pas toujours réalisés.

Stephan Karl Schmid © Marianne Mayen

Deuxième soirée : 5 août

Die Fichten : Leonhard Huhn (sax alto), Stefan Schönegg (contrebasse), Dominik Mahnig (batterie)

Cela commence fort avec Die Fichten (« sapins » ou « épicéas »), le deuxième groupe allemand, un trio cette fois, avec deux des musiciens du quartet de la veille, le saxophoniste Leonard Huhn et le contrebassiste Stefan Schoenegg. C’est le batteur qui fait la différence. On sait que les batteurs aiment donner une image spectaculaire et Dominik Mahnig ne déroge pas à la règle. Tout jeune, il déploie une énergie envahissante, utilisant toute sa palette d’effets. Néanmoins, la musique circule sans complaisance et avec une violence contenue, même de la part de Mahnig, parfois convulsif. Le premier morceau, sidérant, convainc le jury. Mais tous sont sur le même rythme, tressant une longue suite monotone.

Die Fichten © Marianne Mayen

Cadillac Palace : Jean-Baptiste Berger (sax ténor), Sébastien Leibundguth (guitare électrique), Jérôme Klein (batterie)

Comme le programme des soirées est bien réglé, cet autre trio sans piano impose sans tarder une direction opposée, une tenue dans le binaire assumée. De la musicalité dans les compositions du saxophoniste, qui a suivi, comme le batteur, une sérieuse formation classique et jazz ; une certaine fragilité, une ambiance cinématographique parfois inspirée du Tim Burton conteur, comme dans ce surréel « Bedroniabedroth » où intervient le délicat glockenspiel. Le guitariste, qui imprime souvent la tonalité d’ensemble, pour résumer, a changé de cap, décidant de jouer rock et électrique : ses influences, m’avouera-t-il en coulisses, vont de Van Halen à Marc Ducret. Vaste programme, avec de superbes envolées électrisantes mais aussi une douceur mélancolique et cristalline dans la ballade (toujours très attendue) « Tous dehors contre la pluie »…

Cadillac Palace © Marianne Mayen

Blowing Thrill : Elie Dalibert, Hervé Gweltaz (sax alto), Emeric Chevalier (basse électrique), Fabrice L’Houtellier (batterie)

Le dernier groupe, nantais, suscite, hélas, une certaine opposition : Blowing Thrill est un quartet qui marche à l’énergie, déclenchant une sorte de transe par un aspect résolument « machinique » : deux sax, une basse électrique qui « pastoriuse » et un batteur trop puissant, vite étourdissant. Si on est saisi par cette force tellurique, il devient vite impossible de résister à la déferlante. Après de longues délibérations, les résultats donneront pour l’édition 2014 :

Grand Prix du Jury : Die Fichten
Prix de la meilleure composition : Les Rugissants
Prix du soliste : Schmid’s Huhn quartet
Prix du Public : Cadillac Palace

Et la soirée s’achève par un bœuf homérique jusque dans les ailes du cloître, les jeunes musiciens relâchant enfin la pression et jouant du jazz, tout simplement - des standards.

Rappelons que le grand prix consiste un enregistrement et un mixage au Studio de La Buissonne et, l’année suivante, un concert en première partie ; les autres prix sont récompensés par un chèque de 500€ offerts par les divers partenaires. Le tremplin comporte également un prix du public et un tirage au sort : on peut remporter des coffrets sur l’histoire du jazz parus au Chant du Monde.

Ainsi s’achève pour moi cette édition contrastée, un peu perturbée, pas toujours satisfaisante. Comme le souligne Gérard de Haro, le jeune groupe vainqueur aurait besoin d’une direction artistique pour mener à bien son projet et enregistrer un album plus épuré. On aimerait que figurent parmi les partenaires du tremplin de ces « conseillers-producteurs » de bonne volonté. On sait que tout cela prend du temps et de l’énergie et que cela coûte cher.
Or, de nos jours fleurissent des formules participatives, des « partenariats » différents tels Kiss Kiss Bank Bank. C’est ce que souhaite établir le Tremplin pour le futur album de Sandicate, première partie d’un des invités du festival, Shahim Novrasli. L’occasion de réentendre la chanteuse Sandie Safont en trio, et son saxophoniste complice François Cordas. Elle partait le lendemain tenter sa chance au festival de jazz vocal de Crest. Des influences pop, rock et jazz, bien sûr, avec du « spoken word » inspiré de Gil Scott-Heron, une voix chaude et assurée, une diction impeccable et une prononciation en anglais sans accent, fait remarquer le polyglotte Willy Schuyten. C’est ce que l’on aime dans ce festival atypique qui tente de donner leur chance à des musiciens peu ou pas du tout en vue, en pariant sur la découverte, les jeunes talents qui suivent des sentiers moins balisés sans oublier pour autant d’où ils viennent.

par Sophie Chambon // Publié le 8 septembre 2014
P.-S. :

On a également pu assister à une conférence sur le blues donnée par Pascal Bussy chez le seul disquaire indépendant d’Avignon, « Come prima », qui fit partie du réseau Harmonia mundi.